Sihanouk : Après avoir raconté mon songe, je me suis tu. En parler m’avait troublé, l’avait rendu plus réel. Monique en a profité aussitôt pour questionner Elsa sur ses séjours à Phnom Penh. Quand arrivée à Pékin, on a interrogé ma femme, ses premiers mots ont été pour affirmer que, plus jamais, elle ne remettrait les pieds au Cambodge, qu’elle avait survécu par miracle, mais qu’elle y avait perdu tant d’amis, de parents que le pays lui faisait désormais horreur. À chaque interview, les larmes brouillaient son beau visage, chaque fois, elle expliquait comment, une fois hors de danger, elle avait découvert que sa sœur Nanette qui était en France en 1975 y était retournée deux ans après, trompée par Ieng Sary et que, depuis, on n’avait plus aucune nouvelle d’elle.
Pourtant, ce jour-là, elle ne s’arrêtait pas d’interroger l’ancienne journaliste, elle voulait tout savoir des Cambodge qu’elle ne connaissait pas, celui de Lon Nol et du Phnom Penh surpeuplé, bombardé, mais aussi celui de Pol Pot, des coopératives, des grands travaux. Les deux femmes confrontaient leurs expériences, recomposaient le puzzle pour avoir une vision complète du pays, un peu comme ces aveugles qui ayant chacun touché une partie de l’éléphant essayaient de reconstituer l’animal.
Je les écoutais d’une oreille distraite. La présence à ma table de ces deux adorables et délicieuses dames me laissait indifférent. Je songeais à mon cauchemar. Je ne pensais qu’à Bao Daï. Tout, mais pas cette retraite forcée sur la Côte d’Azur ! De retour à Pékin, j’irais voir Deng Xiaoping.
Elsa Louaeg : Monique était charmante et le malheur l’avait embellie. Si les Khmers rouges avaient été pour elle d’une grande cruauté, lui enlevant sa sœur, le temps semblait vouloir l’épargner. J’avais entendu ses déclarations sur le Cambodge, mais il suffisait de quelques minutes de conversation pour comprendre qu’elle y retournerait immédiatement si on lui en donnait l’occasion.
Sihanouk a profité d’une pause dans le rappel de nos souvenirs pour nous interrompre. Son ton était agressif comme s’il me reprochait de lui avoir fait revivre ce fameux cauchemar.
– Puis-je vous poser à mon tour une question, madame Louaeg ? Vous avez été journaliste, vous avez suivi de près l’actualité de mon pays, vous le connaissez, vous me connaissez. S’il en est là, si j’en suis là, c’est que j’ai commis de terribles fautes, j’en suis conscient. Vous m’avez demandé quel est mon pire cauchemar et je vous l’ai raconté sincèrement. À votre tour ! Quelle est ma pire erreur ?
Je n’ai pas hésité. Je connaissais depuis longtemps la réponse. Depuis mon premier séjour à Phnom Penh, précisément. C’était totalement irrationnel, pourtant je ne pouvais m’empêcher d’y penser. J’avais pressenti le désastre avant même que tout ne dérape, alors que le pays était encore considéré comme la Suisse de la péninsule indochinoise, que de toute part, arrivaient des capitaux, que l’on construisait écoles, lycées, universités, usines.
– Je suis bretonne. Mon enfance a baigné dans les récits de la table ronde, l’enchanteur Merlin, le roi Arthur, Perceval… Le mythe chez nous est fort et il surgit au hasard d’une phrase, d’un événement, d’un visage ou d’un paysage. Il faut voir la forêt de Brocéliande, à l’aurore ou au crépuscule, par une journée un peu chagrine, quand un léger brouillard capte les ombres avant qu’elles ne disparaissent. J’ai grandi dans ce mystère et dans nos légendes. La reine représente la terre et lorsqu’elle trahit le roi, lorsqu’elle prend un amant, comme Guenièvre avec Lancelot, alors c’est la terre qui trahit et le royaume se meurt ! À mon arrivée au Cambodge, j’ai été profondément atterrée par la situation que j’y ai découverte. Chez vous, le souverain possède la terre et nourrit le peuple. En abdiquant, en devenant chef d’État à vie, en refusant à quiconque le droit de vous succéder, vous avez créé une abomination : un royaume sans roi, une terre sans maître, une terre aride. Étonnez-vous alors que d’autres la revendiquent et qu’il y ait des famines là où régnait l’abondance !
En parlant ainsi, je me suis sentie soulagée. Maintenant, le Cambodge pouvait sortir de ma vie.