Moustic : C’était en 1982, en novembre, à Nice. Un temps gris, pluvieux, lugubre, apparu le jour des Morts s’éternisait, l’humeur des gens s’en ressentait.
Les Vietnamiens, mis à l’index à cause de l’invasion du Cambodge, tentaient de reconquérir l’opinion publique. Mon grand frère, en tant qu’universitaire, avait été invité et il a été parmi les premiers à visiter Tuol Sleng, le centre d’interrogatoire de la ville de Phnom Penh, où Kaing Guek Eav, alias Douch, avait torturé et assassiné vingt-cinq mille personnes. Il prenait de chacun de ses prisonniers deux photos, une à la réception, une autre de son cadavre pour prouver à ses chefs que le travail avait été fait.
En les observant, mon frère a eu un choc. Au milieu de tous ces portraits, il y avait ceux de Chau Seng. On le croyait en France, à l’abri, en famille. Il était rentré, seul, pour soutenir la politique du Prince, pour que les sihanoukistes pèsent d’une plume plus lourds sur la balance. Ainsi, il n’y avait pas que les honneurs et l’argent qui le liaient à Sihanouk. Sitôt arrivé, il a été envoyé, comme tous les intellectuels de retour, dans une plantation. On l’a contraint à grimper sur les palmiers à sucre (thnot), des arbres de dix à trente mètres de haut, lui, le journaliste. À la surprise générale, il n’a pas fait de chute, car enfant, c’était son gagne-pain. Alors, pour s’en débarrasser, on l’a accusé de trahison. Au bénéfice des Américains ? des Vietnamiens ? Je ne le sais pas.
Cette découverte a rendu Papa malade.
Il voyait avec horreur les Khmers rouges reprendre vie, recruter à nouveau, bénéficier de l’aide de la Thaïlande, de la Chine, des États-Unis. Avaient-ils celui des Cambodgiens ? C’était aberrant : voulait-on que tout recommence ?
Les associations humanitaires refusaient de soutenir le pays à cause du gouvernement provietnamien et concentraient leurs contributions sur les camps de réfugiés où elles étaient détournées par les partisans de Pol Pot[3].
Il a pensé à Penn Nouth. Le sage, le vieux mandarin, son ami. Comment pouvait-il participer de nouveau à tout cela, être encore et toujours derrière l’autre ?
Et l’autre ? Cet être imbu de lui-même. Était-il prêt à tout pour continuer à exister politiquement ?
Jusqu’à renvoyer son peuple en esclavage ?
Jusqu’à rentrer lui-même dans sa cage ?
Il aurait aimé qu’à mon tour, je lui explique le monde dans lequel nous vivions, comme il l’avait fait jadis quand j’étais enfant. Mais j’étais incapable de le faire. Il fallait le cynisme de mes vingt ans pour accepter cette réalité.
Il en avait plus de soixante-dix et il en est mort.
Sans savoir que Penn Nouth, qui en avait quatre-vingts, avait jeté l’éponge et s’était réfugié en France, à Châtenay-Malabry.
Sans savoir que Hou Yuon et Hu Nim avaient été assassinés, l’un dès le début, l’autre après de longues séances de torture.
Cela l’aurait peut-être aidé, car il avait pour eux beaucoup d’amitié et d’estime.
Mon père mort, j’ai perdu mon dernier lien avec le Cambodge. Nouvel Ulysse, j’étais rentré en France après un exil de plus de quatre cents ans et j’avais retrouvé mon Ithaque, tel que je l’avais laissé, tel que je l’avais imaginé, tel que je l’aimais. À la radio triomphait Georges Moustaki avec sa gueule de métèque. Cela me faisait un bien fou. J’oubliais Troie en cendre et me désintéressais de savoir si l’on pourrait un jour la rebâtir. J’ai pris une dizaine de centimètres, une trentaine de kilos. Plus personne ne m’appelait Moustic.
Pourtant le Cambodge a laissé une trace en moi.
Cette invitation des démocrates puis de Sihanouk à la jeunesse pour se former, pour apprendre, pour investir les sciences, les techniques, la culture, la littérature. Il avait dit, le jour où il proclama l’indépendance « qu’une nation qui ne cherche pas à s’instruire ne sera jamais une nation libre ».
Cette volonté farouche des nations naissantes pour qui l’éducation est synonyme de souveraineté, de vitalité.
Cet appel dont on perçoit encore les échos dans nos vieilles sociétés déclinantes.
Je suis devenu enseignant.