Sihanouk : La priorité, c’était le départ des forces vietnamiennes, mais pas au prix d’un retour de Pol Pot et des siens. Le plus démoralisant, c’était les contacts avec les autres puissances. La Chine, les Américains et la Grande-Bretagne refusaient tout soutien à mes partisans tant que ceux-ci ne s’alliaient pas avec les Khmers rouges. Ils avaient manœuvré pour que le Kampuchéa démocratique garde sa place à l’ONU, m’affirmant que sinon, le siège aurait été inévitablement occupé par les Vietnamiens. Ils voulaient que je prenne la tête d’un gouvernement de coalition allant des ex-républicains aux sbires de Pol Pot. J’ai objecté qu’en m’alliant avec les communistes cambodgiens, je n’avais aucune chance de gagner la guerre, car c’était donner une raison aux troupes vietnamiennes de rester, la seule que les Cambodgiens ne pouvaient qu’approuver.
Encore plus démoralisant, l’état de la résistance contre l’envahisseur ! Mes partisans, des guérilleros du Moulinaka (MOUvement pour la LIbération NAtionale du KAmpuchéa), étaient très peu nombreux, Le FNLPK (Front national de libération du peuple khmer) de Son Sann, qui regroupait les ex-républicains, avait tout au plus dix mille combattants, les Khmers rouges plus de trente mille. Eux seuls avaient droit aux armes, aux munitions, aux produits alimentaires, à l’aide humanitaire, à la reconnaissance de l’ONU.
Un temps, en m’appuyant sur ma notoriété, j’ai cru pouvoir gagner, non pas la guerre, mais la paix. J’ai fait le tour des capitales avec un plan pour mettre un terme au conflit.
Il s’agissait de s’entendre entre Cambodgiens à l’exclusion de la clique Pol Pot-Ieng Sary, mais avec ceux de Phnom Penh. On pouvait demander aux Vietnamiens de quitter le territoire en leur offrant des garanties de bon voisinage et de coopération entre peuples d’Indochine. Après tout, ils étaient nos frères d’armes et ils avaient sauvé le pays d’une disparition certaine.
Mais Hanoï croyait encore gagner militairement. Pékin et Washington étaient également contre, car la guerre coûtait cher aux occupants et par-delà aux Soviétiques. Les uns refusaient pensant que le conflit serait de courte durée, les autres espérant qu’il serait interminable.
En cet été 1981, je me retrouvais en France. Une pause pour souffler, pour prendre le temps de la réflexion, dans le sud, à Mougins, à mi-chemin entre Grâce et Cannes, entre montagne et Méditerranée, dans ma maison, la villa Kantha Bopha. Un séjour sur la côte m’avait toujours réussi, mais cette fois-ci, je n’arrivais pas à penser, à décider. J’étais trop démoralisé.
Ce jour-là, pour me changer les idées, Monique m’a traîné au restaurant du club de tennis local. On y trouvait de la cuisine traditionnelle, des plats goûteux et copieux. En entrée, j’ai commandé une simple soupe au pistou, une soupe de légumes accompagnée d’un mélange de basilic, d’ail et d’huile d’olive. Le garçon qui nous servait était très jeune. Un préadolescent, presque un enfant. Sa présence m’a fait du bien. J’ai dit en plaisantant :
– Dans mon royaume, du temps où je le dirigeais, les enfants ne travaillaient pas. Ils allaient à l’école.
– Mais, Votre Majesté, je vais à l’école ! Au lycée hôtelier, pour être précis. Nous avons une partie pratique et je suis en stage dans cet établissement.
Il était terriblement stressé. Pour son premier jour, il allait servir à la table d’un monarque. Il ne savait trop comment se comporter, la belle dame qui lui souriait avec tant de gentillesse et de simplicité était sans nul doute une reine. C’était amusant de le voir ainsi, troublé, tendu, et ce qui devait arriver est arrivé. Quand il est revenu avec sa soupière qu’il tenait comme un vase précieux contenant quelque parfum offert aux dieux, il a renversé une partie du bouillon sur ma jambe. Aussitôt le restaurateur qui craignait le pire et surveillait l’apprenti était là, le réprimandant, tout en s’excusant auprès de moi, furibond et aimable tout à la fois. Le tout formait un sabir incompréhensible et j’ai cru, un instant, qu’il allait m’engueuler et complimenter le garçon. Amusé, je l’ai interrompu pour prendre la défense du malheureux.
– Ne vous inquiétez pas, monsieur. J’étais aussi très jeune quand je suis devenu roi du Cambodge et j’ai fait beaucoup d’erreurs. Mais j’ai appris d’eux et, si je n’ai pas été un bon souverain, j’ai probablement été le moins mauvais. Ce n’est qu’une maladresse, bien excusable à son âge.
– Vous êtes bien aimable, Votre Altesse, d’être si compréhensive envers nos apprentis.
Un peu de la bonhomie méditerranéenne est réapparue sur son visage ainsi que sur celui de son employé. Le client est roi et si en plus, le roi est effectivement client…
Je me suis rassis, content de mon intervention. Nous en avons ri, Monique et moi. La soirée s’annonçait très agréable et pleine d’imprévus. J’ai vu une jeune dame s’approcher de notre table, une jolie femme blonde en short et chemise, un grand sourire aux lèvres.