Tao travaillait en silence. La boutique se situait dans le quartier du vieux marché, au cœur de Phnom Penh, non loin de la colline, le Wat Phnom, qui avait donné son nom à la capitale. C’était une zone populaire que les touristes fuyaient, toutefois les connaisseurs aimaient y flâner. C’était sale, mais typique et sans réel problème sanitaire. Dans ses multiples échoppes, on pouvait y faire d’excellentes affaires. Il y tenait une bijouterie, rien de luxueux. Elle était étroite et sombre. À l’étage se trouvait sa demeure, deux minuscules pièces où il parvenait à vivre avec sa jeune femme et ses deux enfants. Il essayait de se concentrer sur son travail qui consistait à réparer une bague, c’était long et délicat, l’argenterie cambodgienne étant toujours si finement ciselée. De temps en temps, il entendait les petits qui couraient et leur mère qui leur criait de ne pas le déranger. Cela ne le gênait pas. Bien au contraire, il était content de sentir la vie au-dessus de lui. Les enfants étaient en vacances, car le gouvernement avait décrété une semaine de deuil national.
Lui-même aurait dû fermer son magasin, mais il n’en avait pas eu le courage, non pas qu’il espérait avoir des clients. Non, il n’avait pas osé s’arrêter. Cela faisait trente ans qu’il s’activait ainsi, quotidiennement, sans n’avoir jamais été malade, sans un jour de repos, même lorsqu’il s’était remarié, même à la naissance des petits. Ni sa femme qui, il en était sûr, faisait de son mieux pour lui rendre la vie agréable ni ses rejetons qui s’accrochaient à son cou et babillaient des mots tendres, rien ne lui apportait autant de sérénité que son métier. Savoir que, demain, il redescendrait à la boutique, c’était sa manière à lui de se dire que demain serait.
Quand la cloche du magasin a tinté, il a été surpris et a levé les yeux vers le client avec un certain agacement. Il venait troubler son travail et ses réflexions. Un client ? L’homme respirait la misère. C’était un paysan qui portait le fameux pyjama noir, un vêtement idéal pour cacher les taches, la crasse, mais celui-ci était désormais gris et s’effilochait sur le bas. Il était pieds nus. C’était un vieux Cambodgien, un peu menu, le visage osseux, le regard fuyant, quelques cheveux épars d’un blanc douteux avaient survécu aux années. Quand il a parlé, Tao a pu apercevoir qu’il lui manquait deux ou trois dents.
L’homme avait un bijou de famille qu’il souhaitait vendre, sa voix était à peine audible.
– Fais-moi un bon prix, grand frère, je n’ai plus que ce bijou. Mon petit-fils jouait près de la rivière, une mine a explosé. Saloperie ! J’ai besoin d’argent pour l’opération.
Tao était ennuyé, le paysan ne s’en rendait pas compte, une intervention chirurgicale coûtait cher et son joyau, si précieux pour lui, ne valait sans doute pas grand-chose. Cependant, il ne disait rien, il attendait d’examiner l’objet, impassible. Comme son discours ne provoquait aucune compassion de la part du commerçant, le fermier a poussé un soupir et montré son bien. Le Chinois avait enfin réagi. La pièce était sombre, mais le Cambodgien voyait clairement que son vis-à-vis était loin d’être indifférent au bijou. Il n’avait aucune idée du prix de ce qu’il possédait, mais, en campagnard finaud, il essayait d’évaluer en dévisageant l’autre combien il pouvait en espérer.
Le marchand regardait le travail qu’il avait devant lui. C’était une broche en forme de libellule, en argent, ciselée et martelée comme seuls les Cambodgiens savent le faire, avec sur le dos un saphir bleu, extrait des mines de Pailin. Le bijou avait quelque peu noirci, mais Tao ne doutait pas que le métal était pur, il était même en mesure d’en donner le poids exact. Il n’a pu empêcher le tremblement de ses mains. Il n’osait se saisir de l’objet tant il avait peur de ne tenir que du vide, que ce ne soit qu’un rêve. Dans la tête du paysan, les prix ne cessaient de monter.
Tao l’a regardé. Maintenant il le reconnaissait. Comment avait-il pu oublier son visage ? Il est vrai que le Khmer rouge sûr de lui, aux traits taillés au burin, parlant haut, riant avec mépris, n’avait pas grand-chose à voir avec l’humble agriculteur qu’il était redevenu, ridé, courbé. Pour la première fois, l’artisan s’est rendu compte que la parenthèse s’était refermée, que chacun avait repris sa place dans l’ordre social. Il n’examinait plus le bijou, mais son interlocuteur ; l’autre, en face, ne comprenait plus. Les prix redescendaient.
Sœun Kimsy a regardé le marchand ouvrir son tiroir et sortir un revolver. Il a essayé, mais sans trop y croire, d’attendrir son meurtrier :
– Pitié ! Sois clément, grand frère ! Si tu me tues, tu vas tuer aussi mon petit-fils, Pich. Il est si jeune et pourtant le dharma lui impose une existence si misérable. Peut-être doit-il payer en cette vie un karma terrible ? À moins que ce ne soit ta compassion qui est ainsi mise à l’épreuve ? Tu sais, ses parents sont décédés, il n’a plus que moi. Il est si faible. Si je meurs, il mourra ; s’il meurt, ma famille disparaîtra. C’est pour cela que je n’ai pas hésité à sacrifier le seul bien que j’avais au monde. Mais son seul bien à lui, c’est moi ! Alors, garde la broche et laisse-moi repartir !
– Arrête, Sœun Kimsy ! Mith Sy, devrais-je dire. Ce bijou n’est pas à toi, mais à moi ! Je l’avais offert à ma femme pour notre mariage.
La voix était ferme, sans colère. Kimsy s’était tu et cherchait à reconnaître l’homme qui le menaçait. En vain. Toujours posément, Tao a entrepris de lui parler de ce temps-là et de ce petit village, dans les Cardamomes. Des larmes baignaient les yeux de Kimsy. Il trouvait injuste d’être responsable des malheurs du pays, lui aussi avait souffert, l’or volé avait à son tour disparu. Il aurait voulu raconter ses propres tribulations, la mort de sa femme, de son enfant, le petit-fils amputé… mais il savait que le Chinois ne comprendrait pas. En haut, on entendait la nouvelle famille de Tao, la vie. Un monde que les deux hommes ne connaîtraient plus jamais.
La détonation a été perçue dans tout le quartier qui était calme en ce jour de deuil national. Une seconde a suivi comme en écho.