Sihanouk : Mon retour avait été rendu possible par l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. L’URSS, pour sauvegarder son économie, a cherché à se dégager des conflits périphériques coûteux : guerre d’Afghanistan, combats en Angola, blocus de Cuba et… guérilla cambodgienne.
Sans son aide financière, les Vietnamiens ne pouvaient plus maintenir leurs troupes, l’Amérique n’avait donc plus de raison de soutenir notre coalition. Quant à la Chine, sans la concurrence russe, elle s’était rapprochée des Vietnamiens et souhaitait que nous en fassions autant.
Les grandes puissances, qui étaient prêtes à s’étriper jusqu’au dernier des Khmers, nous priaient depuis de nous entendre et de rétablir au plus vite la paix. Leur plan était simple : mise sous tutelle de l’ONU, création d’une autorité provisoire, l’APRONUC (Autorité PROvisoire des Nations Unies au Cambodge), des Casques bleus, ayant pour mission de désarmer les belligérants, d’assurer le retour d’environ 350 000 réfugiés et de préparer la tenue d’élections.
Bien sûr, le monde ne pouvait concevoir un processus de réconciliation sans les partisans de Pol Pot. En attendant le scrutin, on nous demandait d’avoir un gouvernement où ils auraient leur place. C’était impensable pour moi, pour mes sympathisants, pour tous mes compatriotes. Il fallait ne pas être khmer pour imaginer un tel projet.
J’ai rencontré Hun Sen discrètement, dans un hôtel, à Fère-en-Tardenois, en France. Il m’a tout de suite plu. Une quarantaine d’années, affable, souriant, rusé, un peu filou, des lunettes fines, c’était un enfant de notre terre avec des parents paysans. Il avait bénéficié de notre volonté d’émancipation du pays et il avait pu faire des études qui l’avaient amené là. Ses vœux rejoignaient les miens.
Ensemble, on a trouvé la parade. On a proposé la création d’un comité de douze membres, le Conseil national suprême, dont les choix s’imposeraient aux ministres à Phnom Penh. La commission était toute puissante, les Khmers rouges en feraient partie. Ils n’y ont vu que du feu et ils ont accepté, l’ONU et surtout Pol Pot. Il avait deux sièges dans l’organisme décisionnel du pays. Que demander de plus ? En réalité, être minoritaire dans un gouvernement, c’est néanmoins avoir en charge des dossiers, pouvoir agir, même sur des questions marginales, l’être dans ce Conseil, c’était rester sur la touche, aucune de leur initiative n’était retenue. À deux contre dix, difficile d’avoir la majorité !
Malheureusement, il y avait aussi les élections. Ils allaient tenir des meetings, tromper à nouveau le peuple. L’effondrement de l’Union soviétique, le départ des troupes vietnamiennes, la montée en puissance de la Chine, leur présence au plus haut sommet de l’état, l’insatisfaction de la population, les difficultés financières, les problèmes de santé publique pouvaient leur fournir des prétextes pour recueillir des voix. Déjà, Pol Pot avait déclaré à ses suppôts :
– Supposons qu’il y ait cent sièges à l’Assemblée nationale, ce ne serait pas mal d’en avoir vingt, mieux d’en avoir trente, ou mieux encore quarante… Et si nous avons des députés au Parlement, nous aurons inévitablement des ministres au gouvernement… Nous pourrions ainsi protéger dans une certaine mesure les intérêts du peuple. Ce faisant, nous augmenterions le nombre de nos voix au scrutin suivant !
Il fallait à tout prix empêcher ce cauchemar.
Heureusement Hun Sen a su réagir. Cela n’a pas été trop difficile pour lui d’éliminer les Khmers rouges du processus électoral. Il a organisé des manifestations spontanées et violentes contre Khieu Samphân et Son Sen, leurs représentants, dès qu’ils osaient se montrer quelque part, en prenant bien soin que les caméras soient présentes lorsque l’armée intervenait pour arracher les malheureux à la foule en colère. Yasushi Akashi qui dirigeait l’APRONUC ne pouvait rien lui reprocher puisqu’elle assurait la sécurité et qu’elle sauvait même régulièrement la vie de ces monstres. D’ailleurs, il n’a jamais proposé d’en faire autant avec ses propres soldats. Au bout de quelques semaines de ce traitement, les pestiférés ont jeté l’éponge. Leur mouvement boycotterait le scrutin.
Je devais aborder avec Hun Sen (et les autres), un deuxième problème qui me tenait à cœur. Depuis 1955, le Cambodge n’avait plus de souverain ; depuis 1970, ce n’était plus un royaume. J’ai réuni le Conseil national suprême et j’ai été franc :
– Tout le long du trajet, le peuple criait : « le roi est de retour ! » Je ne le suis plus, mais j’ai compris qu’après vingt-cinq ans d’errance, la population nous demande de redonner au Cambodge sa monarchie millénaire. Le souverain, c’est le lien qui nous unit et nous relie à nos ancêtres. Le paysan le sait depuis toujours et nous, les dirigeants, nous l’avons oublié. On pourrait revenir à la première constitution de notre pays.
À ma grande surprise, personne n’a protesté. C’était merveilleux ! L’attachement du peuple à la couronne dépassait les clivages : républicains, communistes, sihanoukistes, nous étions tous monarchistes !
Restait le plus difficile à faire accepter : le choix du roi. Je voulais que ce soit Sihamoni. Il était professeur de danse à Paris et ne s’intéressait pas du tout à la politique, mais je pouvais avoir confiance en lui. C’était un être doux qui me rappelait beaucoup mon père à qui il ressemblait. Bien sûr, j’avais d’autres enfants, certains étaient très impliqués dans la vie du pays, d’autres étaient des prétendants de premier rang[5], mais j’avais un moyen de provoquer le vote en faveur de Sihamoni.
– Je souhaiterais en tant que président du Conseil national supérieur être membre du Conseil du Trône qui désignera le futur souverain…
Hun Sen m’a pris de court :
– Samdech Euv, je crois inutile de réunir le Conseil. Le peuple a crié, non pas qu’il voulait un roi, mais qu’il vous voulait comme roi.
Autour de la table, tout le monde était d’accord. En faisant de moi un monarque constitutionnel, sans pouvoir, tous venaient de me mettre sur la touche. Je m’étais piégé moi-même ! Si je règne, je suis au-dessus des partis et le FUNCINPEC n’a plus aucune chance de gagner les élections ; si je ne le fais pas, le Cambodge ne sera pas une monarchie.
Je me suis souvenu des paroles d’Elsa Louaeg et j’ai abdiqué : j’ai accepté la couronne.
Mon fils Norodom Ranariddh a pris la tête du FUNCINPEC.