L’appareil était en vue de l’aéroport de Pochentong. C’était la première fois qu’il voyageait par les airs et tandis que le pilote était tout à ses manœuvres, il s’est juré que ce serait la dernière. Les transports aériens s’étaient démocratisés et il n’avait pas eu le choix, il devait agir vite avant que la décision ne soit irrévocable. Adieu les grands paquebots, bonjour les avions. Le voyage s’était déroulé sans incident, on ne ressentait pas l’altitude et l’on pouvait se croire dans un salon si ce n’était l’exiguïté des sièges, à condition, bien entendu, de ne pas regarder par le hublot. Mais décollage et atterrissage étaient des moments difficiles. La preuve : à l’arrivée, les passagers avaient applaudi « l’exploit » du pilote. Tout le monde s’agitait, se pressait pour sortir, Georges Féray respirait longuement, reprenait ses esprits, bien calé à sa place.
Sa survie, sa présence au Cambodge six ans après son départ dramatique tenait du miracle. Ces « politesses du Bon Dieu », on en connaît tous dans notre vie, mais le sien avait un goût bizarre. Après avoir fait un malaise vagal et des analyses cataclysmiques, il avait dû rentrer en France. Un mois d’un voyage en bateau, d’une croisière où la mer avait lentement effacé l’Indochine, où la douceur des flots avait fait oublier les orages de la guerre, où il s’était largement reposé, n’ayant rien à faire, où il avait mangé régulièrement. Il n’avait pas été étonné quand on lui a annoncé, suite à de nouveaux examens, qu’il y avait eu vraisemblablement une erreur, un échange de dossiers. Certes, son diabète restait préoccupant, mais pas plus que cela, son foie et ses poumons étaient en bon état, même s’il fallait modérer alcool et tabac. Cela faisait trente jours qu’il ne buvait ni ne fumait, il poursuivrait son régime sans difficulté. Il avait tout abandonné suite à une fausse alerte. Devait-il s’en plaindre ou, au contraire, se réjouir qu’elle soit erronée ? Qu’un sage réponde à cette question, lui se lamentait auprès de qui voulait bien tendre une oreille compatissante et savourait, secrètement, d’être en vie.
Mais le miracle ne s’arrêtait pas là. Son petit dernier, qui avait failli mourir en naissant, à qui il avait dû imposer un grand voyage en bateau malgré sa fragilité, était définitivement hors de danger après de longs mois à l’hôpital Lenval à Nice. Les médecins avaient même assuré qu’il n’aurait que peu de séquelles.
Enfin, comble de bonheur, là-bas, le pays qu’il aimait tant était sorti victorieux de la conférence de Genève.
Puis, quelques années après ce terrible voyage, alors qu’il avait abandonné tout désir de retour, il y a eu ce coup de pouce du destin. Parmi les Vietnamiens qui avaient participé au complot, il y avait Phan Vinh Tong. Phan Vinh Tong ? C’était tout simplement le directeur du journal La Liberté. En 1955, il n’y avait pas de grosses différences entre sa ligne éditoriale et celle de Georges Féray, et celui-ci lui avait loué le titre, ainsi que le matériel et les locaux. Depuis, l’Amérique avait installé Diêm à Saïgon, offrant une nouvelle perspective. Le périodique, désormais, plaidait pour l’OTASE, dénonçait la présence de troupes vietminhs sur le territoire, etc. Sihanouk avait profité de la répression du complot pour museler cette voix, La Liberté avait été frappé d’une mesure de suspension définitive, son directeur jeté en prison, la résidence et les machines confisqués par le gouvernement.
Voilà pourquoi Georges Féray était de retour. Seul. Pour faire valoir ses droits. Le journal n’était qu’en location, il était le propriétaire de la maison, du terrain et du matériel. On ne pouvait le sanctionner, lui !
Durant tout le trajet, dès que le mal de l’air le laissait penser en paix, la question du retour se posait. Il n’était plus malade ; La Liberté n’avait plus de patron ; il n’avait que cinquante-deux ans ; les Cambodgiens restaient friands de politique ; l’ex-Indochine était un théâtre où s’affrontaient l’Est et l’Ouest, où se faisait l’histoire ; les enfants étaient grands, déjà les plus âgés volaient de leurs propres ailes, allaient à l’université. Oui, tout incitait à un retour au Cambodge. Comment ne pas voir dans les événements récents, un appel du destin pour reprendre ce métier qu’il adorait ? Pour les mêmes raisons, la guerre, les aînés qui resteraient en France, Pauline était farouchement contre et les discussions avaient été orageuses. Il n’était pas inquiet. Quelle que soit sa décision, il pouvait compter sur elle.