Oum Savath était en permission. Il visitait Angkor lorsqu’on lui enjoignit de rejoindre une division à Battambang. Il n’était pas très inquiet. Le choix de cette ville voulait dire « menace siamoise », très certainement une fausse alerte. Les unités thaïlandaises bloquées dans le temple de Preah Vihear étaient pareilles à un serpent assoupi. Quand il remuait, tout le monde s’agitait, puis il se rendormait. Stratégiquement, l’ennemi n’avait aucune raison de faire mouvement, il était dans un sanctuaire, sur un site considéré comme une merveille de l’humanité. Ni Cambodgiens ni Thaïlandais ne souhaitaient sa destruction, il était donc impossible de se battre.
Une fois sur place, il a constaté que l’on se défiait des troupes de Dap Chhuon, jugé déloyal, trop proche des Thaïlandais. Pourtant, c’était avec plaisir qu’Oum Savath a découvert, en rentrant dans sa chambre, son vieil ami Sœun Kimsy. Il s’est mis au garde-à-vous.
– Mon colonel. Ravi de vous revoir.
On progressait plus rapidement chez Dap Chhuon que dans les forces régulières khmères.
– Repos commandant ! Je ne savais pas que tu visitais les temples d’Angkor, sinon je serais allé te rencontrer là-bas.
– Tant qu’à défendre de vieilles pierres, autant les connaître et j’ai donc profité de mon séjour ici pour faire du tourisme.
Ils se sont embrassés et ont pris de leurs nouvelles respectives. Sœun Kimsy s’est décidé.
– Tu as entendu ces rumeurs de complot ourdi par l’étranger.
– Bien sûr. J’étais en mission à Angkor pour surveiller discrètement la frontière. Rassure-toi ! Rien ne bouge, je pense à une fausse alerte.
– Détrompe-toi. C’est pour cela que je suis ici.
Sœun Kimsy s’est laissé tomber sur une chaise et a invité son ami interloqué à en faire autant. Il se battait depuis si longtemps sous les ordres de Dap Chhuon que celui-ci lui faisait entièrement confiance et lui a révélé une partie du complot.
Son chef avait des excuses. On ne met pas en cause l’intégrité et la loyauté d’un homme sous le prétexte qu’il n’a pas pu empêcher les Thaïlandais de s’emparer par surprise de vieux temples. Il avait vécu la nomination d’autres généraux pour mener la réplique cambodgienne comme un camouflet d’autant que ces derniers ont, eux-mêmes, été incapables de chasser les envahisseurs.
– On peut comprendre la réaction de mon chef. Surtout quand tu sais ce que signifie douter d’un chef militaire, gouverneur d’une région aussi importante que Siem Réap. Notre roi est bien mal entouré.
Oum Savath sourit. Pour Sœun Kimsy, comme pour beaucoup, Sihanouk restait le vrai roi, Suramarit n’était que son père.
Il a fait une pause, puis a repris d’une voix lasse :
– Mais cela n’excuse pas tout…
Oum Savatt a laisse son ami parler à son rythme. Il est difficile de trahir un ami, celui que l’on a toujours suivi, il est encore plus difficile de trahir son souverain, surtout lorsque celui-ci vous a serré contre sa poitrine, a pleuré dans vos bras. Il se souvenait de la scène. À Srè Chis, Sœun Kimsy avait offert le drapeau vietminh à Sihanouk, moins parce qu’il était son roi que parce qu’il avait fait preuve d’un courage qui l’avait bluffé. Son geste disait que c’était grâce à lui qu’ils avaient gagné et Sihanouk avait compris le message et, oubliant tout protocole, l’avait ainsi remercié. Un lien s’était créé et Sœun Kimsy a tout dévoilé. C’était énorme.
– Tout est prêt. Il reste une dernière étape : créer un mouvement d’opposition pour revendiquer de diriger le Cambodge lorsque le gouvernement aura échoué.