Sihanouk avait profité de son abdication pour s’émanciper de sa famille. Ceux qui avaient l’habitude de l’épauler, ses parents, ses oncles, étaient sur la touche, Suramarit et Kossamak qui régnaient ne pouvaient plus être au cabinet du Premier ministre, Monireth était enfin Conseiller militaire auprès du roi. Cependant, l’existence d’un chef d’État avait considérablement réduit le rôle du souverain. Plus surprenante avait été la mise à l’écart de Monipong qui avait eu un poste honorifique à Paris[1], mais Sihanouk avait craint qu’il ne devienne le cheval de Troie de sa mère.
Ainsi le centre du pouvoir avait basculé du Palais royal à Changkar Mom où régnait Monique et… Sam Sary qui avait su y tisser sa toile grâce à Washington.
Dès la signature des accords de Genève, leurs premiers « experts » américains avaient fait leur apparition dans tous les domaines et une aide financière de vingt-cinq millions de dollars pour l’achat de matériel militaire performant et de biens de consommation avait été allouée chaque année. C’étaient des « fonds de compensation ». Le mécanisme en était complexe. Le riel, la devise du Cambodge indépendant, était une monnaie de singe, en ce sens qu’elle n’était pas utilisable en dehors du pays. On avait néanmoins besoin d’acquérir des marchandises à l’étranger pour les revendre ensuite sur place, éventuellement après transformation. Pour cela, les commerçants changeaient leur argent contre les dollars du fonds de compensation, la seule exigence américaine était qu’il fallait acheter chez eux. Avec les riels ainsi récupérés, l’état payait ses fonctionnaires, ses soldats et une partie de leur matériel.
Mais très vite, tout le monde avait compris que cela permettait le troc de riels sans valeur contre de bons dollars[2]. Toutes les astuces étaient possibles (l’essentiel étant de soudoyer le contrôleur) : surfacturation, achat bidon, etc.
Il y avait une commission mixte khméro-américaine pour examiner les dossiers et délivrer les autorisations de transfert. Parmi ses membres, les Khmers se faisaient une fortune en pots-de-vin, les Américains fermaient les yeux, mais pouvaient à tout moment les ouvrir.
Pour Les É.-U., Sam Sary était un ami. Il avait défendu, à Genève, le droit pour le Cambodge de demander l’aide militaire de Washington et d’installer si nécessaire des bases américaines sur son sol. Les termes étaient plus vagues, bien sûr, on parlait d’un ennemi potentiel, mais qui ne songeait au Viêt Minh, et d’une puissance alliée et tous avaient traduit Amérique. Ils lui avaient donc proposé la présidence de la commission. Il en voulait plus ? Pas de problème, on fermerait les yeux sur les factures concernant l’achat d’équipement pour les FARK, l’armée khmère, équipements qui ne seraient que très partiellement livrés.
Sam Sary avait renvoyé l’ascenseur en invitant dans cette commission tous ceux qui, au Cambodge, comptaient, en particulier de nombreux parents de Monique et des habitués de Chankar Mom. L’intelligentsia cambodgienne profitait au maximum du système de transfert de devises, que ce soit en corrompant ou en étant corrompu. Sam Sary et les Américains tenaient tout ce petit monde dans leur main, il leur suffisait d’ouvrir les yeux pour que chutent les plus riches, les plus puissants.