Il a fait une pause pour chercher à savoir si son interlocuteur comprenait où il voulait en venir, mais visiblement, ce n’était pas le cas. Il a sorti d’une petite valise qui se trouvait sous la table un document et l’a tendu à son ami. C’était une lettre du président du Conseil des ministres. Georges l’a parcourue rapidement, elle confirmait le praka[8] portant suspension de La Liberté et qui anéantissait tous ses espoirs. Toutefois, une possibilité était offerte : repartir à zéro.
« Je ne verrais pas d’objection à ce que votre ancien journal La Vérité reparaisse sous réserve que vous soyez vous-même le Directeur, seul responsable de la publication, présent à Phnom Penh, que M. Phan Vinh Tong ne réapparaisse en aucune manière dans le nouveau journal ».
Penn Nouth a ajouté en guise d’explication.
– L’analyse de Samdech sur la nécessité d’une feuille crédible sur le plan international est juste. Mais ce ne sera pas la Dépêche de Phnom Penh, ce sera le vôtre. Sim Var et d’autres se souviennent avec beaucoup d’émotion de ces journées qui ont suivi la révolte des ombrelles[9] et de la part importante qu’a eue alors La Vérité dans leur vie. « C’était en principe un journal d’information, mais un journal apprécié, car donner certaines nouvelles, c’était prendre parti. Dans les familles, les jeunes attendaient avec impatience la parution des premiers exemplaires afin de rentrer avant tous les autres du quartier porteur du précieux papier »[10]. Voilà ce qu’ils ont dit, voilà pourquoi, ils ont insisté pour que vous repreniez l’ancien nom de votre trihebdomadaire. C’est d’ailleurs ce rappel qui a emporté la décision. La Liberté est morte, mais La Vérité est autorisée à voir le jour.
Georges était très ému. Cette demande était plus qu’une marque de confiance des dirigeants du pays, c’était un signe d’affection, d’attachement à son travail, à sa contribution dans les années sombres. Mais il fallait être réaliste…
– Hélas ! Samdech, je n’ai pas les moyens de faire paraître un nouveau périodique.
– Je m’en doute, comprenez que, de notre côté, nous ne pouvons pas favoriser sa création.
Georges voyait bien que le ministre l’emmenait petit à petit vers la solution qu’il avait, avec ses conseillers, envisagée pour lui. Il était un pion dans une lutte entre deux clans, d’un côté les libéraux, de l’autre les protocommunistes. Ces derniers avaient deux atouts. Ils étaient jeunes et avaient des idées neuves, mais surtout, la politique du Cambodge glissait chaque jour un peu plus vers les pays de l’Est. C’était une cause et aussi une conséquence de la tentative ratée de la CIA. La neutralité pro-occidentale de la première année n’était plus qu’un souvenir. Ils venaient de tirer une troisième carte maîtresse, c’était le journal La Dépêche. Entre les mains de Chau Seng, il pourrait faire pencher l’opinion, donc le Prince, vers une position encore plus antiaméricaine. Il était irréaliste pour un Cambodgien de produire un concurrent. Bref, le retour de l’ex-patron de La Vérité a été pour certains une bénédiction. Penn Nouth ne s’en cachait pas.
Une partie des dirigeants avait ainsi manœuvré et obtenu la décision gouvernementale qui lui donnait la possibilité de continuer. Un journal coûtait cher, ces hommes le savaient et avaient sans doute trouvé un moyen de le financer.
– Empruntez, s’il le faut. Je vous l’ai dit, nous ne pouvons pas vous subventionner officiellement, sauf, comme pour tous, par des encarts et des publicités venant d’institutions étatiques. Cependant, on a une solution. Je vous propose de vous faire inscrire au barreau en qualité de syndic-liquidateur. Nul besoin de diplôme et c’est un métier très rentable, car vous organisez la vente de biens de gens qui ont fait faillite. Vous touchez une part de la somme récupérée, de quoi vous rémunérer largement ! On vous recommandera auprès des tribunaux et vous serez désigné pour de grosses affaires.
En sortant de chez Penn Nouth, Georges s’étonnait que son cœur soit si léger. Il n’avait plus qu’à demander à Pauline de le rejoindre le plus vite possible avec les enfants encore mineurs.
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et, sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir[11],
Il n’y avait aucune gloire à cela. Au contraire, c’était une chose joyeuse, un cadeau du ciel. Avoir la possibilité de rebâtir, de s’offrir un nouvel avenir !