Hou Yuon s’était insurgé. Les cités étaient nécessaires, leur apparition correspondait à des impératifs historiques de productions artisanales, industrielles, de formation, d’administration du peuple et ces obligations n’avaient pas disparu.
– Éliminer l’argent est une utopie dangereuse, trop complexe à réaliser. S’il n’y en a plus, les gens seront logés, nourris par la collectivité et ils devront œuvrer pour elle sans être rémunérés. Pour ceux qui ont une conscience révolutionnaire, c’est enthousiasmant, mais pour les autres, tous les autres ? Il faudra les contraindre !
Il s’était alors fait procureur, martelant chacun de ses mots !
– Travailler de force sans être payé, cela s’appelle de l’esclavage ! Un individu qui dépend d’autrui pour sa nourriture, son logement, ses vêtements, sa santé, pour tous ses besoins, qui doit travailler et même accepter tout travail sans être rémunéré, est un esclave.
Étant tous deux marxistes, ils partageaient pourtant ce rêve si près de se réaliser : la disparition de l’argent, la base du capitalisme, et le retour au troc. Dans une société idéale, on pouvait aller jusqu’à supprimer le troc, l’état fournissant tout le nécessaire, à charge pour ses citoyens d’offrir le fruit de leur labeur à la communauté (pourquoi un salaire quand tout est gratuit ?).
« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », tel est l’adage que connaît tout communiste.
– En Chine, les conservateurs ont pu faire échouer l’expérience des communes, car les paysans n’étaient pas préparés à ce grand bond, et sans le sursaut idéologique de la Révolution culturelle, ils auraient peut-être renoncé au socialisme. Ne commettons pas la même erreur !
Pol Pot a balayé cet argument d’un revers :
– Tu as raison, il faut, d’abord et avant tout, bousculer les mentalités. Quel meilleur moment que notre victoire après cinq ans de lutte ! Notre pays vient de vivre un terrible conflit et il est psychologiquement prêt à recevoir ce bouleversement. Si nous ne profitons pas de cet instant, nous tomberons dans l’impasse des nations de l’Est. Le communisme était à portée de main à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ils ont temporisé, regarde-les maintenant !
Le parti s’était scindé entre ces deux positions, Hou Yuon, cette fois-ci, n’était pas isolé tant le saut dans le vide que proposait Pol Pot effrayait les plus révolutionnaires d’entre eux. Il fallait prendre des décisions pour gérer l’immédiat tout en préservant l’avenir, c’est-à-dire en laissant les deux voies possibles. Si l’on n’évacuait pas les villes au moment de leur chute, on ne pourrait pas le faire par la suite, on en a donc programmé une provisoire. Pour la monnaie, on imprimerait des billets, quitte à ne jamais les utiliser.
On s’était donné rendez-vous après la chute de Phnom Penh pour trancher. La réunion aurait lieu dans le palais royal de Phnom Penh, à la Pagode d’argent. Pol Pot avait opté pour ce lieu, car il voulait inscrire sa révolution dans l’histoire du peuple khmère.
Dans la voiture, Hou Yuon sourit. Le monument de tuiles vertes et or date seulement de la fin du XIXe siècle avec son Bouddha d’émeraude fabriqué par un verrier français et un socle en marbre d’Italie. Comme symbole de l’art khmer, on fait mieux !
Soudain le véhicule s’arrête. Il lève la tête. Perdu dans ses pensées, il n’a pas vu qu’ils ont depuis belle lurette quitté la nationale.
– Que se passe-t-il ? demande-t-il à son garde du corps, un Cambodgien de l’ethnie Jaraï qui le suit depuis le début de son séjour en forêt de Ratanakiri.
Celui-ci le regarde avec beaucoup de tristesse, mais il a des ordres et il appuie sur la gâchette.
En mai, les propositions de Pol Pot feront donc l’unanimité, l’exil sera définitif et l’argent aboli.