Un homme, muni d’un porte-voix, circule dans le camp s’adressant aux déportés.
– Nous avons besoin de ceux qui ont fait des études. Médecins, professeurs, techniciens, s’il vous plaît, participez à la révolution, venez aider Angkar. Enregistrez-vous !
Les plus pessimistes, les plus tourmentés, les plus au fait des méthodes communistes se disent qu’ils auront droit à quelques jours, une semaine ou deux, tout au plus, de séances de rééducation et ils l’acceptent. Ils se promettent d’être des élèves exemplaires et ils se signalent[5].
Les familles inscrites sont réparties en groupes pris en charge par un Khmer rouge. Il se présente comme leur « kamaphibal »[6]. Le nom qu’ils entendent pour la première fois désigne ceux, militants du parti, qui ont été choisis par Angkar pour diriger, encadrer la population. Il y en a toute une hiérarchie, cela va du village, de la coopérative, de la commune jusqu’à la province et même la région.
– Pères, mères, frères, sœurs, la guerre contre les agresseurs, les impérialistes américains, est finie, celle contre les oppresseurs, les féodalistes, continue. Soyez attentifs aux consignes qui vous seront données. Angkar a besoin de toutes ses forces pour défendre la patrie, elle vous offre de participer à son œuvre grandiose de reconstruction nationale. Répartissez-vous dans les différents groupes et suivez votre kamaphibal.
Oum Savath n’hésite pas. Il avait oublié le village où il est né, mais le voilà, par une série de hasards, de retour et une des brigades doit justement s’y rendre. Il ne peut pas ne pas y voir un signe du destin. Il sait que, là-haut, il pourra toujours se débrouiller.
Le groupe s’est mis en route. La commune où ils vont aller ne suscite guère d’adhésion. Les familles viennent d’un peu partout et visiblement beaucoup n’ont pas choisi leur destination. Leur kamaphibal se présente : Mith Sy (camarade Sy). À sa grande surprise, Oum Savath reconnaît son ami Sœun Kimsy, mais celui-ci évite son regard. D’emblée, Rithy éprouve pour le personnage de la répulsion, le mot n’est pas fort, et il croque un homme-serpent aux traits fins, au sourire sans chaleur, avec une casquette mao, une petite moustache, parfaitement incongrue dans ce nouveau monde où tout semble uniformisé, mais c’est ainsi, en se distinguant des autres par des vêtements de meilleure qualité, des stylos, des montres, des signes physiques que les chefs se différencient de la masse, se font respecter, reconnaître. Derrière lui, des gamins, munis d’AK47, lui servent de garde du corps. Le kamaphibal parle d’une voie sèche.
– En route. Nous devons faire une quinzaine de kilomètres pour atteindre notre coopérative et il nous faut arriver avant la nuit.