Hou Yuon se dirige vers la capitale. Il écoute les informations. Tout semble se passer conformément aux plans. Dans le monde entier, la nouvelle de la chute de Phnom Penh est accueillie avec joie. Pour justifier son évacuation, on a dit à la population que les Américains risquaient de bombarder la ville, que l’exil ne durerait que deux ou trois jours. Les citadins n’y ont pas cru, mais ils n’avaient pas le choix et ils se sont accrochés sur le mot provisoire comme à une bouée. Les commentateurs internationaux ne sont pas dupes non plus, mais ils pensent néanmoins que les Khmers rouges, qui ont subi l’enfer en 1973, sont sincères et craignent une telle réaction de l’oncle Sam. Ce qui est essentiel pour la suite, c’est que l’image de la révolution ne soit pas ternie. Or, c’est le cas : le bain de sang annoncé n’a pas eu lieu, les trente mille soldats de Lon Nol, les centaines de milliers de citoyens armés se sont laissés faire sans se rebeller. Le seul abcès semble être l’ambassade de France où les journalistes et les étrangers résidents à Phnom Penh ont trouvé refuge, ainsi que quelques Khmers.
Malgré ces bonnes nouvelles, Hou Yuon est très agacé et le chauffeur, qui lui sert de garde de corps et parfois de confident, se tait prudemment. Désormais, on peut circuler sans risque sur la nationale. Le ciel est dégagé et les partisans de Lon Nol se sont volatilisés. D’énormes trous d’obus ralentissent la progression du véhicule. Hou Yuon s’énerve, l’état de la route lui rappelle tout le travail qui attend les vainqueurs. Une autre bataille vient de commencer, celle pour sortir le pays de la misère. Tout cela le ramène avec amertume à ce qui cause son irritation : la violence des débats du dernier congrès, fin février de cette année.
Avec Pol Pot, ils se sont opposés sur tout. Ils ont donné aux participants l’impression de loups se déchirant leur proie alors même que Phnom Penh n’était pas encore tombée. Le problème se posait, cependant, de savoir comment nourrir deux à trois millions de personnes dont l’approvisionnement était essentiellement assuré par voie aérienne.
– Les Américains apportent, chaque mois, de 30 000 à 40 000 tonnes de vivres à Phnom Penh. Nous ne pourrons pas en faire autant ! Nous devons évacuer les villes, avait affirmé Ieng Sary.
– Notre camarade a raison. Ne pas le faire signifierait la famine et un peuple affamé ne croit plus en la révolution !
Ce n’était pas la première fois que l’on vidait des localités durant cette guerre civile, mais jusqu’à présent, c’était pour des motifs de sécurité (les cités tombées entre les mains des rebelles risquaient effectivement d’être pilonnées) ou pour soustraire les habitants au contrôle des républicains en cas de reconquête par ces derniers.
Hou Yuon est alors intervenu pour empêcher cette décision. La campagne n’était pas en mesure d’absorber ce trop-plein de population, elle avait beaucoup souffert, il était plus facile d’approvisionner une agglomération que de nourrir des gens disséminés dans tout le pays. On pourrait cependant, assez rapidement, renvoyer les paysans qui avaient fui devant l’aviation américaine.
Comme à son accoutumée, Pol Pot avait pris la parole à la fin de l’échange, mais cette fois, il n’avait rien fait pour réconcilier les différentes positions, bien au contraire, il proposait la sienne, bien plus radicale.
– Le problème n’est pas le ravitaillement des villes, le problème est la ville. Elle concentre toute la force du capitalisme, des hommes et des femmes habitués au confort, des bourgeois ou des personnes prêtes à les soutenir la bourgeoisie. Elle est marquée par la corruption et la débauche. Vous n’y trouverez pas cette pureté que nous avons redécouverte au fond de nos campagnes. Nous devons rebâtir de zéro, recommencer depuis le début. C’est un pays agricole arriéré et détruit par cette guerre d’agression et de dévastation, cela nous offre d’immenses perspectives.
Pol Pot s’était tourné vers Hou Yuon. Toujours isoler l’adversaire, ne prendre à partie qu’une personne, permettre aux autres de se terrer, de se désolidariser.
– Camarade, nous avons, au cœur de ce conflit, réussi à mettre en place notre utopie dans les zones libérées. Durant ces années de feu, nous avons créé des coopératives, des systèmes de cantines et nous avons intégré sans difficulté des citadins quand une ville tombait entre nos mains. Il faut maintenant étendre notre modèle à l’ensemble du pays. C’est plus dur ? Non, c’est plus facile. Nous serons en paix, nous n’aurons pas d’adversaire, pas d’opposant. Ce que nous devons décider aujourd’hui, ce n’est pas la gestion de l’après-guerre, c’est notre monde de demain. Il faut vider toutes les villes parce que cela va briser le moule dans lequel sont fondus actuellement nos concitoyens, nous devons transmuer des bourgeois soumis au grand capital en des agriculteurs communistes. Je propose en plus des évacuations, l’abolition de tous les marchés, la suppression de la monnaie, la création dans tout le pays de coopératives, la sécularisation de tous les moines bouddhistes.