Le matin, Rithy est réveillé par la lumière du jour. Il a du mal à réaliser tout ce qui est arrivé la veille et surtout, il refuse un moment de comprendre que son cauchemar n’en est qu’à son début. On cuisine comme on peut. Hier, on était trop fatigué pour en faire. Les Khmers rouges semblent moins pressés, on se remet en marche, lentement. C’est de nouveau le même exode sous un soleil de plomb, la pluie de la nuit n’a pas rafraîchi la température. Des vieillards, des malades, abandonnent, ils restent sur le bas-côté, les autres continuent leur chemin en évitant de les regarder. Tout le long du trajet, ils ont découvert, sur le bord de la route, des cadavres, des citadins partis devant eux, visiblement exécutés pour s’être arrêtés. Ceux qui n’en peuvent plus savent ce qu’il leur en coûtera et choisissent de risquer leur vie pour un peu de repos.
Au bout de trois jours, les stocks, que Ramsey a emportés, sont épuisés, certaines familles sont à la diète depuis le début de l’exode ou presque. Les Khmers rouges n’ont rien prévu pour nourrir cet immense troupeau. Oum Savath gémit en pensant aux provisions qu’il possède dans sa cave, sa femme prie. Que faire d’autre ? Cela exaspère Rithy. Pour la première fois, il voit ses parents tels qu’ils sont : vieux, ayant besoin d’aide, de soutien.
Ils ont aperçu, en passant, un petit village qui semblait abandonné non loin de la route. Ses habitants ayant sans doute été contraints à l’exil. Il y a de fortes chances que ce soit dans les mêmes conditions et qu’ils sont partis en laissant de la nourriture. C’était il y a un peu plus d’une heure, on peut donc y retourner en dix minutes. Il faut qu’il en parle à Keo, Oum Savath et Ramsey s’occuperont des petits.
– C’est trop dangereux. Je ne peux m’exposer ainsi, j’ai deux enfants. S’ils nous surprennent, ils nous tueront. Cela risque, en plus, d’être pour rien. Crois-tu être le seul à avoir eu cette idée ?
Rithy est déçu par la pusillanimité de sa belle-sœur et n’arrive pas à le lui cacher, alors elle lui sourit et lui montre un diamant monté en collier, un cadeau de Hout.
– Nous pourrons échanger cela contre du riz auprès des soldats qui nous escortent. Assez pour tenir jusqu’à notre destination.
Quand elle a présenté son bijou, le Khmer rouge a ri :
– Mith neary[3], que veux-tu que je fasse de ton caillou ?
Devant le regard désemparé de Keo, il accepte de faire un effort :
– N’avez-vous pas plutôt, vous ou quelqu’un des vôtres, une belle montre ? C’est joli et c’est utile. Si oui, je vous l’échange contre un petit sac de riz.
Keo sourit. Comme beaucoup de Khmères riches, elle en a de très luxueuses. Le troc fait, elle a cuit une partie du riz. Celui-ci, bien blanc, embaume. Les délicieux effluves réveillent la famille qui se jette littéralement dessus, essayant d’oublier le regard des autres, ceux qui n’ont rien, ceux qui ne savent pas se débrouiller, ceux qui, depuis le début, n’ont été nourris que de l’odeur des aliments, de quelques racines, de quelques fruits. Encore leur faut-il agir prudemment pour ne pas être accusés de vol. Angkar déteste les pillards et tout ce qui est dans la nature est au peuple, pas à eux.