Dès qu’ils arrivent à le comprendre, sa mère s’active pour préparer rapidement quelques provisions, des vêtements, Rithy monte dans sa chambre s’habiller et récupérer des objets personnels. Il voit au plafond un lézard. Le reptile est sorti, on ne sait d’où, pour prendre possession des lieux et profiter des moustiques et autres insectes.
Il y a une légende sur le margouillat.
On raconte qu’il y a très longtemps, un conseiller du roi de Chine, un mandarin, se vantait d’être plus riche que les dieux. Bouddha lui proposa de faire un concours. Chacun devrait montrer un objet de prix et son adversaire devait en exhiber un équivalent. Celui qui ne pourrait le faire perdrait tout ce qui avait été mis en jeu. Le lettré accepta. Ce fut alors un déballage de bibelots plus précieux les uns que les autres. Jamais on ne vit, ni on ne verra un tel étalage de richesses, la cour en était émerveillée. À chaque bricole luxueuse déposée, le mandarin était plus arrogant, plus fat, plus imbu de lui, Bouddha, au contraire, était plus triste, plus accablé, plus malheureux. Enfin, Bouddha décida qu’il fallait en finir. Il plaça sur le tapis une petite chose noire. L’assistance aussitôt reconnut la marmite dans laquelle le paysan fait cuire son riz, son bien le plus précieux. Le courtisan blêmit, il mangeait des plats très élaborés dans de la vaisselle de prix, avait des couverts en or, buvait quelque nectar dans des verres de cristal pur, mais ne possédait aucun chaudron. Comme il ne bougeait pas et restait sans dire un mot, la cour comprit. Il y eut un rire qui monta, monta jusqu’à devenir assourdissant. Plus l’hilarité des témoins grandissait, plus le mandarin se faisait petit, petit, il aurait voulu disparaître dans un trou de souris. Et c’est ainsi qu’il se transforma en margouillat. N’ayant gardé de son ancien statut que sa belle veste verte, le soir, agrippé au plafond, il contemple les gens se délectant autour de la marmite et pleure amèrement sa fortune envolée.
Rithy envie son sort : « Aujourd’hui, tu restes, minuscule lézard, car tu as appris l’humilité, tandis que moi, je dois partir ! »
Sa mère, déjà, l’appelle, lui demandant de se dépêcher. On leur a dit que leur exil sera de courte durée, quelques jours, une semaine tout au plus. Des ballots préparés par elle attendent les adultes, quelques vêtements, du riz, du poisson salé, une casserole et sont répartis suivant la force de chacun. Oum Savath est âgé, Ramsey, plus jeune que lui, est peu habituée à faire des efforts, de même pour Keo, Sita et Vithara sont petits. Rithy, à vingt ans, doit donc se charger du plus lourd. Ils sortent parmi les premiers, ils sont juste six, mais les familles sont en général plus nombreuses au Cambodge et c’est une foule que vomissent les maisons. On porte d’énormes baluchons, des valises gonflées, on tire les enfants à la main, ils pleurnichent, certains ont, par bonheur, récupéré un vélo, une brouette, quelques-uns roulent en voiture, mais au pas. Cela permet d’en prendre plus. Les combattants de quinze ans, en uniforme noir, veillent, impassibles, sur ce flot. Déjà, des bagages traînent, ouverts, abandonnés, leurs propriétaires ayant vu trop gros, ne peuvent les emmener sur de longues distances. C’était un quartier aisé, les vêtements le prouvent encore, l’exode en fait dès maintenant des misérables. On piétine plus qu’on progresse. Une femme appelle son mari, son petit garçon a disparu, il était sorti sans prévenir. Les soldats finissent par s’énerver, des porte-voix hurlent : « Avancez ! Avancez ! Ne vous arrêtez pas, ne bloquez pas ceux qui suivent ! » Au bout d’une heure, ils sont toujours si près de chez eux.
La nuit tombe comme elle le fait sous les tropiques, brutalement. Il fait très sombre, car il y a une coupure de courant. Des tirs résonnent plus ou moins proche. Qui ? Sur qui ? Pourquoi ?
La foule semble encore plus dense. Quelqu’un crie « Regardez ! Il y a le feu ».
Les gens se retournent, ahuris. Des flammes montent avec furie. C’est leur maison, leur quartier qui brûle. Il faut revenir en arrière, éteindre l’incendie. Les soldats refusent, forcent tout le monde à avancer, finissent par obtenir ce qu’ils veulent, mais ce sont des zombies qui obéissent. L’embrasement était sans doute accidentel. Par contre, c’est le nouveau pouvoir qui laisse se consumer les paillotes sur pilotis. Chacun comprend que c’est leur vie qui disparaît et il pleure. Oum Savath ouvre de grands yeux, toute sa fortune est restée sur place, puis il se rassure. La cave a sûrement tenu, à défaut, ses bijoux sont à l’abri, enterrés. Quand ils rentreront, il suffira de fouiller les décombres. Rithy songe avec horreur au margouillat dont il a envié l’existence. Lui non plus… Adieu, petit lézard, puisses-tu connaître un meilleur karma dans ta prochaine réincarnation !
Des heures qu’ils progressent péniblement pour quitter la ville. Soudain, il pleut à verse. Les journées trop chaudes d’avril se terminent parfois ainsi. Une averse, brève, violente comme il y en a souvent. Tous sont trempés. Quand cela cesse, le froid de la nuit se fait cruel. Rithy est exténué, son père traîne, sa mère tremble, elle est frigorifiée, les enfants pleurent, Keo s’épuise à les porter. Les plus fatigués ont renoncé. Ils se sont assis par terre et refusent de continuer malgré les adjurations des soldats. Ceux-ci finissent par donner l’ordre de s’arrêter. Il est minuit.