À Chrui Changvar qu’a envahi un détachement khmer rouge, la fête a également tourné court. Les habitants, déçus, sont désorientés.
– On a directement plongé dans l’après-guerre, commente Rithy pour son voisin. Ils sont graves, car la situation du pays l’est. À la libération de Paris, les Français jubilaient devant le triomphe de leur armée, nous, les Cambodgiens, nous préférons pleurer nos cités détruites.
L’autre, un maigre ambulancier au visage émacié, grimace.
– Ils auraient dû nous laisser une journée de joie. On peut un instant faire la fête, oublier ses malheurs, reporter à demain les réalités.
Petit à petit, les rues sont désertées. Tout est étrangement calme, écrasé par le soleil. De temps en temps, on perçoit des claquements secs, des coups de feu. Il ne peut s’agir d’une quelconque résistance et ce n’est certainement pas un soldat habillé de noir qui tire pour montrer son allégresse. La chaleur devient accablante.
La radio ! Nous aurons des nouvelles à la radio, se dit Rithy et, à son tour, il décide de rentrer. À peine chez lui, il rejoint son père, l’oreille collée au poste, mais celui-ci ne diffuse que des slogans :
– Longue vie au peuple cambodgien !
– Longue vie à la ligne de combat absolue !
– Longue vie à l’Organisation révolutionnaire (Angkar) qui triomphe avec fermeté et clairvoyance de tous les obstacles !
La seule information qu’ils obtiennent est que le 17 avril 1975 est un jour historique pour la nation cambodgienne et que Phnom Penh est libérée.
On se met à table. Pour fêter l’événement, sa mère a fait un délicieux plat de poisson d’eau douce grillé, accompagné de feuilles de salade avec des rondelles de concombre et des herbes aromatiques. Quelques légumes crus, en lamelles, et du riz complètent le festin.
– Nous allons vivre une période difficile, dit Oum Savath, l’air songeur.
Lui aussi est très déçu par la tournure de la journée, mais pas inquiet. Depuis un moment, il a entrepris de faire des stocks de nourriture qu’il cache soigneusement à la cave. Il a également mis à l’abri des bijoux, de l’or, des dollars, les siens et ceux de Hout. Aucune chance qu’on le vole, tout est profondément enfoui et il a travaillé le plus discrètement possible pour éviter d’être vu des voisins. Sur sa réserve alimentaire, on devrait tenir un mois ou deux, trois en économisant ; pour le reste, tout dépendra de la valeur des objets, mais il ne connaît pas de situation où ces objets n’en avaient plus. Ses deux aînés lui manquent. Heureusement, Hout lui a confié sa femme et ses enfants.
Rithy touche à peine aux plats. Il a hâte de retrouver ses crayons, de croquer cette matinée, ce déjeuner un peu surréaliste, son père, toujours aussi solide, malgré son âge, s’ingéniant à sourire, à rassurer, le front de plus en plus dégarni, sa mère, pâle, n’arrivant pas à cacher son inquiétude, se concentrant sur ce que mange chacun, Keo, diaphane fantôme qui ne pense qu’à un autre fantôme – Hout est-il encore de ce monde ? –, les petits, joyeux, profitant de ce repas de fête.
– Allons, Rithy, un effort !
– J’ai vingt ans, Maman !
Puis devant le regard désapprobateur de Ramsey, il essaie d’avaler une bouchée, surjoue le plaisir gourmand, mais il doit y renoncer, il ressent une boule au fond de l’estomac.
– Ne t’inquiète pas pour moi, il fait si chaud.
Keo, quant à elle, baisse les yeux. Elle fait semblant de manger pour plaire à sa belle-mère, mais refile discrètement son poisson à Vithara. Elle pense à Hout. La guerre est perdue, que va-t-il devenir ?
Il n’a fait que son devoir, on ne peut lui en vouloir. Elle se rappelle Sihanouk lors des audiences populaires, elle se jettera à ses pieds et ne le lâchera pas avant qu’il ne libère son homme.
– Les femmes ont des armes redoutables, elles pleurent trop facilement. On est sans défense devant de telles manœuvres, avait-il reconnu une fois lors de ces assemblées et, fatigué, il avait accordé la grâce demandée.
Keo rit. Elle vient d’obtenir celle de Hout. À table, tout le monde la regarde, surpris. Puis elle pense à Heng. Quel était réellement son rôle dans la résistance ? Pourra-t-il protéger son jumeau ? Certes, ils sont censés se haïr, dire pis que pendre l’un sur l’autre, mais elle sait que ce n’est pas vrai.
Des bruits dans la rue attirent leur attention, Rithy descend aussitôt aux nouvelles. Des soldats s’agitent sur la chaussée, frappent aux portes des maisons et hurlent des injonctions d’abord inaudibles.
– Sur ordre d’Angkar, il faut quitter vos demeures. Immédiatement !