Cette nuit-là, au quartier général des forces républicaines, boulevard Monivong, les principaux ministres et responsables militaires se sont retrouvés pour une réunion de crise. Les familles sont là, à quelques pas, ainsi que leurs bagages.
– La guerre continue. Nous ne laisserons pas l’ennemi s’emparer de Phnom Penh sans nous battre.
Tous les gradés regardent avec sévérité le civil, coupable de tous ces atermoiements. Le refus de Sihanouk a clarifié les débats. Un officier fait le point, très martialement devant Long Boret.
– Nous devons déplacer notre QG, en dehors de Phnom Penh si nous voulons poursuivre le combat bien après la chute de la ville. On a choisi Oddar Meanchey, au nord du pays, près de la Thaïlande. Là nous pouvons tenir longtemps en traversant la frontière si nécessaire.
Long Boret approuve le plan. Rendez-vous à quatre heures avec armes, famille et bagages en face du Wat Botum, au sud du palais royal. Il regarde sa montre. Demain, Phnom Penh se réveillera sans gouvernement civil et cela se prépare.
Néanmoins, tout le monde, une trentaine de maisonnées, est au lieu d’embarquement à l’heure prévue. Tout est calme. Une quiétude pleine d’angoisse. Depuis le début de l’année, il y avait de sanglants accrochages : les révolutionnaires arrosaient les positions républicaines à coups de canon de 105, de mortier de 82 et de 120 ; pour desserrer l’étau, l’aviation larguait des bombes, du napalm sans être regardant sur la quantité. Cela s’était intensifié au départ des Américains le 12, puis avait continué jusqu’au 15. Depuis, comme si l’on était à court de munitions, un silence s’est abattu sur la ville. Mais ce matin, l’absence de bruit signifie « pas d’appareil » et c’est donc un silence… de mort.
Il faut revenir au quartier général, réorganiser la fuite. Les nouvelles sont terribles, beaucoup d’officiers ont disparu, la base navale de Chrui Changvar est tombée entre les mains du FUNK, presque sans combat, et celle aérienne de Pochentong a été bombardée par sa propre aviation. À Kompong Chhnang, les pilotes ont commencé à évacuer l’aéroport en se dirigeant vers le nord du pays, vers Oddar Meanchey, ce qui explique peut-être l’absence de moyen de transport pour les membres du gouvernement.
Des paysans affluent vers le centre-ville en criant « ils arrivent ».
Le général Sutsakhan qui couvre l’opération prévient les ministres qu’il a réussi à récupérer deux hélicoptères, ceux-ci les attendent au stade olympique à cinq minutes de là. Mais, pour cela, il faut emprunter le boulevard Monivong.
Or une troupe d’hommes en noir, partie depuis l’avenue du 18 mars, remonte cette rue. Sur leur passage, la population sort des maisons et se précipite, agitant des drapeaux blancs en signe de conciliation en criant « Paix ! Paix ! » Une foule énorme remplit la voie. Les balcons se couvrent de fleurs jaunes, symbole du renouveau.
Le soleil brille et le ciel d’azur promet une merveilleuse journée. Ils sont là peu nombreux, deux cents tout au plus. Partout les troupes républicaines se rendent, jettent leurs fusils. Il n’y aura pas d’effusion de sang. Faisant fi des négociations entre responsables politiques et militaires, le peuple et les soldats ont tranché. On se serre la main, puis les hommes en noir demandent à leurs homologues de déposer leurs armes et de s’en aller. Le soulagement devient fête. La foule applaudit, quelques femmes, se souvenant de Paris en 1944, s’enhardissent et vont jusqu’à embrasser leurs libérateurs.
Sihanouk est de retour !