Quelques heures après, dans la petite hutte qu’ils ont construite, Keo dort, épuisée, hébétée comme chaque jour. Rithy, à cause de la blessure qui le tiraille, veille. Sœun Kimsy est présent, regrettant d’avoir tant tardé, c’est Oum Savath qui le console. Ils se parlent dans la nuit, dans la fraîcheur revenue.
– Que nous est-il arrivé, mon ami ? Pourquoi avons-nous peur de notre ombre, nous qui avons tant combattu et si souvent côtoyé la mort ? se lamente le kamaphibal.
– Ne te reproche rien. J’ai toujours su que tu étais là.
– Pour Heng. J’ai essayé de le prévenir, de lui expliquer que nous vivons un temps où il faut d’abord se faire oublier, où, d’après la prophétie, « seuls survivront les sourds et les muets ! » Il était communiste, il s’était battu pour Angkar, il voulait à tout prix être reconnu comme tel pour pouvoir continuer son combat. À Phnom Penh, il était sous les ordres de Mey Mann, mais celui-ci n’avait jamais eu affaire à lui directement. Il me disait « Hou Yuon pourra attester de mon engagement, il me connaît ». Malheureusement, ce dernier a disparu, sans doute tué, lors de la prise de Phnom Penh.
Kimsy se tait. Lui-même n’a pas osé parler en sa faveur et il se doute que Mey Mann en a fait autant. Témoigner pour une personne suspecte, c’est détourner vers soi les soupçons, sans en alléger pour autant autrui. Rithy finit par s’endormir dans la douceur de cette amitié retrouvée.
Puis Oum Savath s’est, à son tour, laissé mourir. Avec l’humidité (il pleut beaucoup en cette période), âgé, mangeant peu, cela ne lui a pas été bien difficile.
Keo n’a pas assisté à son enterrement, elle a préféré retourner travailler à la rizière avec les autres femmes. Elle a toujours peur d’être arrêtée, de devoir quitter définitivement ses enfants, alors elle veut être « meilleure ouvrière » pour qu’on l’oublie ou que l’on ne pense à elle qu’en bien. Elle fait tout pour être parfaite, elle a jeté dans un ravin bijoux et montres, toutes ces bêtises qui sont une entrave à son intégration. Elle évite son beau-frère Rithy, de peur que ce dernier ne la relie à son mari. Et puis celui-ci se comporte mal.
En effet, son pied ne guérit pas. Il a fini par reprendre du service en boitillant, il ne pouvait continuer plus longtemps à manger des demi-rations, la tête basse sous les lazzis et les quolibets des cantinières lui reprochant sa paresse. Il est retourné avec les autres garçons de la coopérative. Heureusement pour lui, le groupe des travailleurs de force, sous l’impulsion de mith Phân, s’est soudé durant son absence. Oubliant l’origine de chacun, on se tient les coudes. Un ancien bonze, Sok Bonarith, profite de la pause pour faire une partie des tâches de Rithy, pour le soulager en attendant sa guérison. Le nouveau régime dit que « les moines respirent avec le nez des autres », mais, sans doute parce que celui-ci est défroqué, c’est Rithy qui respire grâce à lui. Mith Phân, toujours le sourire aux lèvres, bouscule le pauvre infirme :
– Camarade, chacun doit faire sa part. Ta paresse pèse sur le groupe. Crains Angkar ! La roue de l’Histoire s’accélère et elle va t’écraser si tu traînes, Rithy ! Elle t’a déjà pris le pied !
Il éclate de rire, et les autres avec lui.
Le pauvre garçon fait ce qu’il peut. C’est très insuffisant et il doit sans cesse reconnaître ses fautes lors de séances d’autocritique. Sa blessure le fait atrocement souffrir. Ses chaussures ont depuis longtemps rendu l’âme et cela n’aide en rien la plaie à cicatriser.
Aujourd’hui, il n’arrive plus à se lever. C’est la fin, il va mourir. Il aura tenu cinq mois !