Mith Phân est le responsable de la brigade auquel appartient Rithy. Il a vingt-cinq ans, il est petit et robuste, travaille comme quatre, est toujours joyeux. Ils doivent défricher la terre. Il explique que les montagnes des Cardamomes n’ont jamais été exploitées pour la riziculture, qu’il y a suffisamment d’eau dans les plaines où l’on peut avoir deux ou trois récoltes par an. Les bombardements ont obligé les Khmers rouges à y créer des coopératives. La guerre continue, conclut-il, d’un ton léger.
Chaque matin, à la première cloche, chacun se lève et se prépare. La deuxième annonce le départ vers les champs, la troisième, le début des travaux.
Rithy les a dessinés, courbés, trimant, suant, peinant. À quoi pensent-ils ? À rien. Leur besogne absorbe toute leur lucidité. Ils ne pensent pas, ils ne peuvent plus penser, ils ne veulent plus penser. Sous peine de désespoir ! Contrairement à la réalité, mith Phân se détache des autres, il paraît géant, il s’agite, brandit ses outils en un geste de titan. Il fait sa part et même plus, tout en parlant sans arrêt.
– Lorsque j’ai commencé le combat, dit mith Phân, c’était beaucoup plus dur qu’aujourd’hui. Il nous fallait produire du riz sous les bombes américaines, lutter contre les Vietnamiens qui pillaient nos récoltes pour nourrir leurs soldats, mais aussi nous battre contre les troupes de Lon Nol.
Rithy doit tout apprendre. Heureusement, son responsable est un bon pédagogue, qui comprend leur difficulté à travailler la terre. Il est patient et ses élèves sont pleins de bonne volonté, ne souhaitant qu’une chose, ne pas être considérés comme des bouches superflues.
Mith Phân aime bien se raconter, détailler les combats qu’il a dû mener pour défaire les impérialistes, accessoirement avec l’aide de quelques camarades. Son public adore ses récits et en redemande. Il faut dire que, quand il parle, on peut lever discrètement le pied. De toute façon, il n’est pas le seul parmi les kamaphibals à être aussi vantard. C’est une ligne politique, approuvée au plus haut niveau.
– Trente ans, les Vietnamiens ont mis trente ans ! En cinq ans, nous avons balayé Washington et ses laquais ! Qui dit mieux ? La fourmi khmère a eu raison de l’éléphant américain.
Rithy sourit. Il a reconnu la version cambodgienne de la guerre entre le tigre et l’éléphant[8], mais si l’on peut imaginer un tigre triomphant d’un tel adversaire, une piqûre de fourmi n’a jamais fait de mal à un pachyderme.
– Nous avions des sarbacanes[9], ils avaient des bombardiers, mais nous avons gagné. Vive la vaillante, puissante et prodigieuse armée révolutionnaire kampuchéenne ! Vous allez voir, le Cambodge va prospérer et l’avenir sera radieux.
Il remet tout le monde au travail, avec d’autant plus d’ardeur que le récit l’a ragaillardi. À midi pile, la cloche de la coopérative résonne. On s’arrête pour déjeuner. Un plat de riz bouilli liquide, sans viande, sans légume, de l’eau avec quelques graines qui surnagent. On mange rapidement, trop vite. Il faudrait profiter de la pause. Déjà, Mith Phân les appelle de sa voix joyeuse et enthousiaste. Tout le monde récupère qui un coupe-coupe, qui une bêche, et l’on continue le défrichage. Ils sont très fatigués, le repas était trop léger pour compenser six heures de travail. Le cœur, l’après-midi, n’y est plus. Mith Phân veut leur redonner le moral et entame un chant à la gloire d’Angkar, toujours plus brillant et plus merveilleux, mais la terre est toujours plus lourde, plus dure.
À 18 h, la cloche sonne enfin le signal du retour.
– Rentrons à la coopérative, il est grand temps de manger. Je crève de faim. Pas vous ?
La salle de la cantine peut accueillir une centaine de personnes. Toute la famille Oum est assise à une table longue de dix mètres. Le repas du soir fume dans les assiettes, du riz dans un potage contenant quelques morceaux de légumes, un peu de poisson salé.
Les adultes mastiquent tout doucement, savourant chaque bouchée. Que les plats durent pour que l’estomac imagine avoir eu son content ! Les enfants sont plus avides. Vithara a tout avalé d’une lampée et les regarde, sans rien dire, d’un œil brillant. Keo rit ; il a le même regard que leur chiot ; elle cède à son fils comme jadis à l’animal. Personne, petit ou grand, ne laisse rien. Cette nuit, pas de séance de formation ni d’autocritique, on va pouvoir se coucher tôt !