Il prend son vélo, les familles le suivent, les jeunes soldats ferment la marche. Il est près de midi. On ne fait pas plus de deux, trois kilomètres à l’heure, car il y a des personnes âgées, des malades et du dénivelé. On traverse de petits villages, des exploitations agricoles. C’est un dessin, une esquisse fantôme que Rithy trace dans sa tête en passant. Un hameau plein de vie, avec ses maisons en pilotis, ses cochons, ses enfants qui courent, ses femmes portant des seaux et les hommes, une faux, une bêche ou une pelle à l’épaule. Ce qui n’existe plus est à peine visible, ce qui reste, quelques pans de murs, un bout de plancher calciné que soutiennent encore un ou deux poteaux, fait l’objet d’un trait appuyé pour se détacher nettement. Dans le fond, un avion s’éloigne, innocent. Le passé et le présent mêlé, la douceur et la douleur confondues. Même ici, les Américains ont frappé. Ils croisent des communes ravagées, certaines habitations sont entièrement détruites, d’autres ont de grandes ouvertures béantes, toutes sont vides. Dans les champs, d’énormes trous d’obus montrent que la nature, non plus, n’a pas été épargnée.
Ils se dirigent vers la montagne, la chaîne des Cardamomes au nom évocateur, riche en parfum. Ce sont des plantes aromatiques qui poussent entre huit cents et mille mètres d’altitude, sous un climat chaud et humide, bref ce n’est pas un hasard si cette montagne porte ce nom. La forêt s’épaissit. Parfois des arbres, des fleurs de couleurs éclatantes viennent rompre la monotonie. La région est peu peuplée. Trop hostile. Ils ont beaucoup de mal à progresser. Le chemin est toujours là, de la latérite dont l’ocre tranche avec le vert sombre de la végétation. On ne risque pas de le perdre. Et puis mith Sy sait où il va.
Ils arrivent à destination au coucher du soleil sans pratiquement s’être reposés. Ils s’arrêtent devant une immense maison de bambou couverte d’un toit en chaume, sans doute l’ancien siège d’une petite usine ou d’une grosse ferme. Des paysans cambodgiens, tous habillés en noir, les attendent autour d’un feu. Une nuit sans étoile, d’une obscurité totale, tombe. Ils ont faim, soif, et commencent à avoir froid. Oum Savath s’effondre dès qu’il cesse de marcher. Il se rend compte à quel point il n’est plus le soldat qu’il avait été, habitué depuis trop longtemps à une vie plus douce. Ramsey, malade, grelotte, boit en toute hâte, car la journée n’est pas terminée, une concoction d’écorce de goyavier et d’herbes. Mith Sy ordonne au groupe de faire cercle autour de lui et du feu de branches, il a quelque chose à leur dire et cela ne souffre aucun délai.
Ils ne vont pas se restaurer tout de suite…
C’est un dessin étrange. La flamme et à côté, le kamaphibal aux vêtements sombres dont on distingue à peine les traits. Derrière, tout autour, on sent la présence, plus qu’on ne la voit d’une centaine de personnes muettes, taches obscures dans le noir de la nuit. Mith Sy a rédigé un discours.
– Pères et mères, frères et sœurs, soyez les bienvenus dans notre coopérative. Vous êtes ici à la base de la Révolution. Vous êtes considérés comme des novices : le nouveau peuple. Ceux qui vous reçoivent sont les anciens. Ce sont eux qui par leur travail et leur combat vous ont délivrés du joug de la tyrannie, de la féodalité et du capitalisme. Angkar vous accueille aujourd’hui, il vous invite à participer à la reconstitution de votre pays.
Tout le monde se tait, mais les estomacs crient famine. Les plus fatigués se sont assoupis. Rithy voudrait comprendre l’univers dans lequel il vient de naître. Pour cela, il doit écouter.
– Il vous faudra cultiver, travailler la terre autour de vous pour qu’à son tour, elle vous nourrisse. L’homme mange le grain de riz et celui qui le fait germer est un homme véritable, il n’y a pas ici place pour les paresseux. C’est Angkar qui décidera de vos tâches, c’est lui qui redistribuera ce qui aura été produit, parce qu’Angkar est juste.
À l’évocation de l’organisation toujours brillante, le meeting dérape et c’est une suite de slogans hurlés que chacun reprend sans comprendre
– La Révolution est irréversible. La Roue de l’Histoire est en mouvement. Si vous mettez la main pour l’arrêter, vous aurez la main tranchée ; si vous mettez le pied, vous aurez le pied tranché. Angkar est grand !
Il est minuit, les gens restent sous les arbres devant le siège de la coopérative, sans nourriture, sans abri, sans moustiquaire, mais la réunion est enfin close. Ils s’endorment, épuisés.