Au bout d’une semaine, ils atteignent une bourgade, située en bordure du Tonlé Sap, au nord de Phnom Penh, un carrefour de plusieurs routes où les attendent des camions de fabrication chinoise et américaine. Trop peu pour le nombre de déportés, même si des rotations sont prévues. La RN5 part au nord-ouest vers Battambang, la RN6 offre l’est avec plus au nord Kompong Thom et Preah Vihear, une autre nationale, Kompong Cham, Kratié, Ratanakiri ou Mondolkiri. Oum Savath se décide pour la RN5.
En réalité, il s’agit d’une loterie, car si l’on peut choisir sa direction en faisant la queue devant tel ou tel camion, on ignore sa destination. C’est ainsi qu’une partie du convoi quitte brusquement la nationale et s’engage dans de petites routes, abandonnant le nord et dérivant vers l’ouest du pays.
Durant le transport, Rithy a enfin le temps de reprendre son carnet. Il s’essaie à redessiner de mémoire les images qui l’ont marqué, mais rien ne s’impose comme si, déjà, tout était effacé, le monde avait oublié leur calvaire. Alors il se concentre sur ceux qui sont dans le camion. Quelques lignes rapidement tracées, tremblées – la route est en mauvais état – font apparaître ici ou là des fantômes. Le trait est maladroit, les portraits insignifiants. À quoi pense ce vieil homme qui part vers l’inconnu ? Ou cette femme regardant son petit sans le voir vraiment ? Ce sont des visages vides que l’on perçoit. Seul, celui de son père, assis près du bord, est expressif. Il réfléchit, il cherche à suivre le trajet, à reconnaître les paysages. Au loin, la chaîne des Cardamomes apparaît.
Là-bas, c’est chez lui. Le destin le ramène à son enfance.
Le convoi s’arrête dans un ancien monastère, formé d’une pagode adossée contre un monticule, transformé en coopérative par les communistes pendant la guerre. Un muret délimite son enceinte. Ils sont enfin nourris[4].
Rien n’a été prévu pour les abriter. On marque son emplacement avec des nattes, des sacs, des plastiques. Cela donne ce dessin tendre d’un bébé qui dort, serein, dans un hamac improvisé, un pantalon suspendu à un arbre. Le plus souvent ce sont des visages hébétés, fatigués, inquiets, avec un sourire de rigueur. On est content d’être accueilli, de manger… et de le montrer. Il y a cette ébauche du docteur Sokha Chun, un chirurgien de renom. Le regard vide, amaigri, il tient dans ses bras sa fille de six ans, malade, évanouie. Sans médicament, il ne peut rien, elle va mourir et toutes ses connaissances livresques ne lui permettent que de savoir que c’est maintenant inévitable.
Un autre croquis représente un officier communiste, casquette de style Mao bien enfoncé, et autour du cou, le krama rouge traditionnel observant la foule misérable, un sourire ironique sur les lèvres.
Il y a beaucoup de dessins où des taches à l’encre finissent par faire apparaître une file de silhouettes sans visage. Devant le responsable sur son vélo made in China, derrière des femmes portant un petit ou un gros sac, des hommes avec leurs baluchons sur le dos, sur la tête ou tenus en fléau, les enfants qui emboîtent le pas, tant bien que mal, cherchant une main compatissante, un vieux s’appuyant sur une canne. Des ombres ! Il s’en dégage une grande détresse, une lassitude. Aucune colère, aucun sursaut face au destin. On suit.
Un autre croquis. Un bureau, un individu, gras, casquette mao, gratte du papier. Derrière une pancarte « Soldat de Lon Nol ». En réalité, le texte était plus explicite « Fonctionnaires, militaires, Angkar a besoin de vous. La guerre n’est pas finie, le pays a besoin d’être administré, le pays a besoin d’être défendu ». Devant une longue queue. Les gens sont plus gais, on les sent heureux de trouver enfin leur place dans cette révolution.
Le visage de Keo dont le cœur s’est mis à battre plus fort en découvrant le panneau. Si Angkar recrute des soldats, c’est que les combats se poursuivent contre les Américains, cela signifie que Hout va pouvoir montrer sa loyauté envers le nouveau pouvoir. Mais est-il encore en vie ? Qu’elle est belle, ainsi croquée entre espoir et inquiétude !