Les lycéens observaient, silencieux et attentifs, mais avec indulgence le jeune homme assis sur le bureau devant eux. Avec son pantalon bleu en tissu de coton léger, sa chemise blanche impeccablement repassée au col ouvert, sa compétence, il détonnait parmi le personnel de l’école privée Chamraon Vichea. La pénurie de formateurs était telle que l’établissement, qui n’avait pas de gros moyens, avait embauché leur professeur d’histoire et de littérature française, non sur ses diplômes qu’il n’avait pas, mais parce qu’il avait séjourné à Paris et avait séduit le proviseur par sa culture et son charme. Cela lui avait permis de se trouver là, dans cette classe, écoutant avec beaucoup d’empathie un grand dadais, debout devant son pupitre, qui ânonnait.
– Les sân glooots longues des woo longues de l’ô tonne berks man queue d’une langue euh mone ô tongues […]
– C’est bien, Sophon, tu peux te rasseoir, dit gentiment l’enseignant.
Il n’avait pas préparé son cours et la lecture du collégien l’a laissé un moment perplexe. Un instant, le révolutionnaire qu’il était a voulu se lancer dans une diatribe contre ce programme qui obligeait de jeunes Khmers à apprendre des poètes français, mais il s’était repris. Après tout, c’était lui qui avait choisi ce texte. Il s’est avancé au milieu de la classe, veillant d’un œil discret à l’attention des élèves.
– Certains d’entre vous ont entendu l’oiseau lôkok khmôch, ou entendu parler de lui. Le soir, quand le soleil décline dans la rizière et qu’une dernière fois, il éclaire le ciel de lueurs rouges comme s’il y avait un incendie, on perçoit son chant.
Il a émis un son, comme un long gémissement.
– Un chant ? Non, plutôt une plainte ; rien n’est plus triste que le cri de ce volatile. Quand, j’étais enfant, mes parents me disaient qu’il venait recueillir l’âme des mourants.
Beaucoup d’élèves ont hoché la tête. Bien sûr que l’on connaissait ce mythe.
– Ainsi un paysage, un bruit peuvent vous rendre mélancolique sans raison. C’est ce qu’évoquent ces vers de Verlaine.
Puis, souriant, il leur a raconté ses premiers jours dans Paris, les rues jonchées de feuilles desséchées, rouges ou jaunes, la pluie fine, interminable, inconsolable, la fraîcheur, le manque de lumière et le désespoir qui s’installe. Soudain, il a ri.
– Pourtant, vous êtes à Paris, la capitale du monde, là où il y a tant à faire, tant à vivre, tant à fêter. Voilà le thème de ce poème.
Enfin, il a abordé la vraie difficulté du texte, sa musicalité.
– Les sanglots longs des violons de l’automne… Les sonorités en o forment comme une plainte, une lamentation… oooh… un gémissement.
Pol Pot, se disait Saloth Sâr, tandis que les jeunes autour de lui s’essayaient à saisir toute la mélancolie du oooh dans un bourdonnement joyeux, pourquoi ai-je pris ce pseudonyme de Pol Pot ? Suis-je triste ? Est-ce que je pleure sur mon pays ? Mais il s’est rassuré en pensant à Rimbaud : « O, suprême clairon plein de strideurs étranges ».
La cloche a sonné, les élèves ont rangé leurs affaires et se sont levés pour partir. Certains, rapidement et poliment, l’ont salué avant de sortir.