Les Américains n’ont pas réagi au refus d’adhérer à l’OTASE : il y avait des élections à venir et la possibilité de voir arriver au pouvoir des personnes plus raisonnables. Ils ont préféré attendre.
La seconde proposition, par contre, a provoqué de nombreux et violents remous. On dénonçait la volonté du roi d’instaurer un régime autocratique. Une contestation, qui prenait chaque jour plus d’ampleur, est apparue. S’appuyant sur elle, les démocrates ont retrouvé de la vigueur. L’Assemblée, elle-même, a quitté sa léthargie et, quoiqu’uniquement consultative, a émis de sérieuses réserves sur le fond comme sur la forme.
Sihanouk n’en avait cure. Il avait tous les pouvoirs, il pouvait bâillonner, comme il voulait, l’opposition. S’il ne le faisait pas, c’est parce qu’il pensait que c’était inutile tant son prestige était immense. Il fallait faire vite, mais on pouvait organiser un référendum honnête, en étant certain de le gagner.
C’est alors que le lézard est sorti de son trou et c’était un crocodile !
– Conformément aux accords de Genève que vous avez signés, nous avons mission de veiller au bon déroulement des prochaines élections et nous sommes contraints de vous dire, Votre Majesté, que vous ne pouvez pas modifier la Constitution avant le scrutin.
Sihanouk a regardé, incrédule, le responsable polonais, chargé de lui porter la réponse de la Commission internationale de contrôle. Il ne comprenait pas. Il a repris tout l’argumentaire développé au Conseil du Trône. Rien n’y a fait.
– Je propose des réformes démocratiques et un référendum pour les faire adopter !
Le délégué polonais a répliqué posément (il me parle lentement comme s’il s’adresse à un demeuré, a pensé Sihanouk, en cachant tant bien que mal son énervement) :
– Votre Majesté ne comprend pas. Je ne juge pas les réformes qu’elle souhaite, elles sont sans doute bonnes. Toutefois, vous devez respecter la Constitution actuelle pour la modifier. Or elle stipule que si « L’initiative de la révision de la Constitution appartient au Roi », elle ne peut être validée que par les députés : « La procédure de révision de la Constitution est identique à celle prévue pour le vote des lois ordinaires. Cependant, la majorité des trois quarts des membres de l’Assemblée est requise, et l’urgence ne peut être déclarée ». Ainsi seul le Parlement a le droit de modifier les règles et, même, de modifier les moyens légaux de le faire. Lui seul peut décider que désormais, elle pourrait être changée par référendum. Or ce Parlement n’existe plus actuellement !
– Allons donc, la Constitution a été octroyée par le roi. C’est ce qu’elle dit, elle-même. Si je l’ai octroyée, je peux en octroyer une autre sans problème.
– Octroyée sur proposition de l’Assemblée qui l’a votée !
Sihanouk a abandonné la partie. Il ne pouvait se passer de l’aval de la commission, car le pays, comme tous ceux de l’ex-Indochine, avait besoin de l’aide internationale pour se reconstruire. Rien ne pouvait se faire avant le scrutin.
Il se déroulerait dans un mois et, de même qu’en 1949, 1950, 1952, le parti démocrate enlèverait la majorité des sièges, le prochain gouvernement serait entre les mains de Son Ngoc Thanh, le souverain serait définitivement relégué au palais royal, condamné à jouer les oiseleurs. Peut-être pire, car les Américains applaudiraient à la création d’une république, le futur Premier ministre pourrait bien devenir le premier Président élu, comme cela se dessinait au Viêt Nam avec Diêm, le Cambodge adhérerait à l’OTASE, il basculerait dans la guerre contre quelques dollars. C’était un mauvais film, un navet sanglant… Pourtant il allait se réaliser puisqu’aucune organisation politique ou réunion de partis que le monarque avait soutenue n’avait su engranger l’énorme popularité qui était la sienne et contrer ainsi ses adversaires. Cela était dû, il s’en rendait compte, au manque de charisme de ses fidèles : Dap Chhuon, Sam Sary, Lon Nol, Penn Nouth et même Monireth. Le seul qui aurait pu faire face à Son Ngoc Thanh était… Sihanouk, mais il était le roi.
La nouvelle de l’échec de la réforme de la Constitution a fait l’effet d’une bombe. L’Assemblée consultative exigeait désormais la tenue d’élections le plus rapidement possible. Les communistes et les démocrates revendiquaient la paternité du rejet en affirmant que c’était leur mobilisation qui avait obligé la Commission à refuser le référendum.