Pendant ce temps, au Cambodge, la bombe Sangkum avait fait exploser le paysage politique. Tous les petits partis ont annoncé leur dissolution et leurs dirigeants ont aussitôt rejoint Sihanouk, il en a été de même pour les libéraux. Seuls les démocrates – au prix d’une terrible saignée, car beaucoup de ses cadres les ont quittés pour trouver une place au soleil du Sangkum – et les communistes (le Pracheachon) sont parvenus à se maintenir.
Pour Sam Sary, qui gérait le mouvement en l’absence de Sihanouk, ces derniers ne comptaient pas. La véritable bataille avait lieu avec les premiers pour emporter l’adhésion et le soutien des fonctionnaires, des responsables locaux, des bonzes et des étudiants. Les moyens n’étaient pas les mêmes, les méthodes non plus, l’État pouvant se permettre d’obliger ses agents à rejoindre le bon parti. Il pensait avoir gagné. Certes, il y avait de l’enthousiasme lors des meetings des démocrates et leurs militants étaient plus actifs que les siens, mais ô combien moins nombreux.
Quand Sihanouk est rentré au pays, il a remis en cause toute cette stratégie, car il ne voulait pas d’opposition du tout. Avoir de bonnes chances ne suffisait pas, il voulait être sûr cette fois de remporter les élections.
– Nous allons négocier avec eux et leur proposer une alliance !
– C’est absurde. Nous avons dans nos rangs tous les fonctionnaires, les chefs de villages, les policiers, les enseignants et une majorité de bonzes, ils appelleront le peuple à voter pour nous. Beaucoup de personnalités nous ont ralliés, comment apprécieront-ils que l’on privilégie ceux qui sont restés rebelles ?
– Suffit ! La situation internationale est grave. Si le Cambodge veut survivre, il faut montrer un visage uni.
Sâr avait rendez-vous avec Keng Vannsak, dans un petit café, non loin de là, sur le boulevard Monivong. Hou Yuon lui manquait, l’indépendance ayant été obtenue avant son retour, il avait décidé de terminer sa thèse de doctorat, une thèse très importante détaillant les mécanismes à l’origine de l’exploitation de la paysannerie cambodgienne et ébauchant quelques pistes pour y mettre un terme.
Le Sangkum, en attirant des leaders démocrates comme Sim Var ou Son Sann avait définitivement livré leur mouvement à son aile gauche emmenée par le Prince Norodom Phurissara et Keng Vannsak. L’ennui, c’était que le vieux parti rencontrait désormais des difficultés et n’était plus certain de remporter le prochain scrutin. Il avait trouvé un adversaire à sa taille, un concurrent qui puisait, lui aussi, sa force dans un soutien réellement populaire.
Ils se sont assis à une petite table à l’ombre sur le trottoir, adossés à un mur, tranquilles. Ils ont commandé deux cafés et attendu d’être servis sans parler, épiant la foule de manière discrète. Sâr, qui avait beaucoup discouru en cours, le matin même, a commencé par boire à longues gorgées le breuvage froid, sirupeux, onctueux, parfumé. C’était un café au lait, mais au lait concentré sucré, on y rajoutait beaucoup de glaçons qu’on laissait fondre dans le verre ou que l’on suçait en bouche avant de les recracher.
Un peu d’amer, de fraîcheur, de douceur, d’énergie, d’ombre sous la chaleur humide des tropiques, une bouffée de bonheur, mais déjà son camarade faisait le point sur la situation politique.
– Figure-toi, Sâr, que j’ai été reçu par le roi ! Sihanouk voulait me voir ! Ce n’est pas rien d’être secrétaire du parti démocrate. Nous y sommes allés, Phurissara et moi, à Changkar Mom, car désormais, il n’habite plus le palais, réservé à son père, mais chez la Française.
Déçu que Sâr demeure impassible, Keng Vannsak a poursuivi.
– Les élections sont indécises et Sihanouk n’aime pas l’incertitude. Alors, il nous propose, encore une fois, un gouvernement d’union nationale. « Nos deux programmes sont parfaitement compatibles, nous combattons la corruption, le népotisme des élites en interne et nous défendons le non-alignement en politique étrangère », nous a expliqué Sihanouk, qui a rajouté qu’un rassemblement, le plus large possible, était pour lui essentiel pour redresser le pays.
– Il n’a pas tort, a commenté le communiste, son courant est un bric-à-brac idéologique, son projet ne peut entrer en conflit avec celui d’aucun parti. Vous voulez lutter contre la fraude, soyez mon ministre de l’intérieur, prince Phurissara ; vous voulez vous faire des couilles en or, prenez l’Économie, monsieur Son Sann.
La voix de Sâr s’était faite aigrelette, chaque mot avait été martelé, il imitait mal Sihanouk, mais il avait un bon public et Keng Vannsak riait de bon cœur.
– Je vais convoquer le bureau, il faut que l’on analyse cette proposition. Ce sera drôle de se retrouver au gouvernement, en occupant la place de ceux qui sont allés à la soupe comme Sim Var.
Le communiste a tiqué. Une alliance entre les démocrates et le Sangkum serait une catastrophe pour le mouvement révolutionnaire. Il est devenu sérieux.
– J’espère que le parti ne répétera pas ses erreurs. Le programme du Sangkum est incompatible avec le nôtre, car il se résume en un nom « Sihanouk », il n’y a pas d’autres contenus que la soumission à ce type. De plus il est bien trop malin pour nous, il saura tirer profit de notre présence pour faire SA politique et notre participation pourrait se traduire par une désaffection future de nos militants. La seule fois où les démocrates ont réellement pu gouverner, c’était avec Huy Kanthoul, on avait cantonné le roi au palais et il a fallu l’intervention française pour lui redonner le pouvoir.
– Tout à fait. Ne t’en fais pas, nous ne nous laisserons pas embobinés. Je vois nos responsables ce soir pour leur rapporter le résultat de notre entrevue avec le Prince.
Le bureau du parti, à son tour, a adopté cette position, mais avec d’autres arguments : la présomption de certains qui avaient perçu dans la proposition de Sihanouk un aveu de faiblesse.
– Sa police est partout, il a des informateurs dans tous les milieux. S’il nous fait cette offre, c’est qu’il sait que nous allons gagner les élections. Refusons et multiplions les meetings, les manifestations, redoublons de vigueur. Sa demande doit nous inciter à poursuivre le combat !
Quand Sihanouk a vu sa proposition de paix rejetée, il a convoqué ses partisans. Les démocrates voulaient la guerre, il la leur ferait, sans aucune pitié, par tous les moyens. Sa stratégie était simple.
D’abord s’en prendre aux communistes.
Ils seraient les premières victimes, car ils étaient détestés, étant indissociables des vietminhs. Commencer par eux pour ôter aux sihanoukistes leurs derniers scrupules. Contre les rouges, tous les coups étaient permis. Le journal de leur parti, le Pracheachon, a été interdit et son directeur emprisonné pour trois mois ; plusieurs militants ont été assassinés, les coupables jamais retrouvés.
Puis s’attaquer aux démocrates.
Le glissement a été facile. Certains de leurs candidats, Thiounn Mumm, Mey Mann, Ping Say, etc. étaient des cryptocommunistes qui cachaient à peine leur double jeu, d’ici à imaginer que le parti démocrate était noyauté… Les hommes de Dap Chhuon qui étaient d’anciens issaraks, très hostiles aux vietminhs, les milices de Lon Nol, les policiers du récent préfet Kou Roun ont accepté sans ciller leur nouvelle cible. Sam Sary a pu obtenir de certains militants des actes violents à l’encontre des opposants : ils allaient perturber les meetings, interrompre des réunions, couvraient la voix des orateurs avec des gongs et des tambours. Si le public réagissait, les forces de l’ordre intervenaient contre lui pour ramener le calme.