– Je ne suis pas l’homme de la situation, ânonne Long Boret, des larmes de désespoir aux yeux, au journaliste assis en face de lui.
Pourtant, personne n’aurait pu mieux incarner la République khmère que lui en ce dernier jour de son existence. Parti en France à 20 ans pour décrocher son bac, il est revenu après deux années, une licence de droit en poche qui lui ouvraient les portes des ministères. Honnête, plutôt technocrate que politicien, il a d’abord été très apprécié de Sihanouk jusqu’à ce qu’il s’oppose à lui lors de la nationalisation des banques comme la plupart des intellectuels non communistes qui ont fait leurs études en Occident. Il n’a participé ni de près ni de loin au coup d’État de 1970, mais il correspond à ces démocrates très libéraux et modérés que les Américains auraient voulu voir au pouvoir. Aussi, après de longues hésitations, il a assumé ses responsabilités : ministre de l’information, puis des Affaires étrangères, avant de diriger le pays depuis 1973.
Même physiquement, il incarne cette république tournée vers la modernité avec son air de premier de la classe, ses lunettes en écailles noires, sa raie sur le côté, sa douceur, son blue-jean en velours et son chemisier Lacoste.
Aujourd’hui, dans son désespoir, il est encore l’image de cette république qui va mourir.
Il est sur la liste des super-traîtres, des hommes à exécuter, mais c’est un pragmatique qui rêve du retour de Sihanouk pour mettre un terme à cette guerre stupide qui ne fait que le jeu des communistes.
– Samdech Euv ne peut sauver son autorité et, j’ajouterais, sa peau que s’il fait alliance avec nous, que s’il revient pour prendre la tête d’un gouvernement d’union nationale, ce qui lui permettrait de marginaliser les Khmers rouges.
Tout à coup, il balbutie, incrédule :
– Pourtant, toutes nos offres ont été rejetées, c’est incompréhensible.
Le journaliste se tait. Les propositions républicaines ont été, depuis toujours, peu réalistes et, depuis le 12 avril, date du retrait américain, obsolètes. Le FUNK a d’ores et déjà gagné la guerre et on ne demande pas aux vaincus de s’asseoir à la table des vainqueurs et de partager le gâteau, même si Sihanouk a certainement intérêt, à le faire. Le départ de Lon Nol est survenu trop tard. Maintenant, il faut négocier la passation des pouvoirs, décréter Phnom Penh ville ouverte, éviter un bain de sang. Long Boret en a conscience, il prend une feuille.
– Vous avez raison ! Nous allons envoyer un télégramme à Pékin. Une reddition en bonne et due forme directement à Sihanouk, sans condition sinon celle d’empêcher une tuerie. Nous allons lui demander de nous donner SES instructions et nous nous y soumettrons, quelles qu’elles soient.
Il poursuit :
– Quand les commandants liront l’accord du Prince, ils ne pourront revenir en arrière. Puisqu’il faut que quelqu’un trahisse pour épargner des vies, je serai celui-là. Voulez-vous m’aider à rédiger cette requête ?
Mais de la capitale chinoise, Sihanouk n’a même pas répondu.