Ieng Sary : Nous nous étions réunis sur le territoire thaïlandais dans une plantation d’hévéas, protégés par des forces spéciales siamoises. Le moral était au plus bas, mais c’était surtout mon beau-frère qui avait encaissé le coup. Il y croyait, lui. Le retour à la guérilla l’avait rajeuni. C’était plus facile que de gérer le pays. On rencontrait les gens, on leur disait « Les Yuons occupent notre terre ! Viens te battre avec nous » et ils nous suivaient enthousiastes. Chaque jour nous renforçait, rendait notre adversaire moins légitime, chaque jour, le peuple constatait que loin de le libérer, les Vietnamiens l’avaient soumis à leur joug.
Et puis, il y a eu cette offensive ! Pol Pot a hurlé :
– Nous avons été trahis ! Il ne peut y avoir d’autres explications. Leurs opérations étaient trop bien coordonnées.
J’étais d’accord avec lui : nous avons été trahis. Mais par lui ! La révolution socialiste que nous avions essayé de mettre en place était traînée dans la boue, on nous accusait d’avoir tué des millions de personnes, le chiffre augmentait régulièrement. Au lieu de défendre ce que nous avions fait, Pol Pot avait trouvé plus subtil de renoncer du moins officiellement au communisme. Il nous a même obligés à nous rhabiller en costard-cravate. Il me disait : « Nous avons avancé, masqué, sous les noms de Front uni, puis d’Angkar, pourquoi ne pourrions-nous pas continuer ? » Bien sûr, Sihanouk & co ont tout de suite crié au mensonge, affirmant que monstres nous étions, monstres nous resterions. Ce changement d’attitude ne nous avait rien rapporté, mais il avait découragé les militants sincères, moi le tout premier. Ce n’était pas la même chose de taire que l’on était communiste et renier ce que nous étions. Quand on a donné sa vie pour un idéal, le voir abandonné par ceux qui le représentent laisse en vous un vide terrifiant. Hier, nous voulions révolutionner le monde, nous étions khmers, mais avant tout marxistes ; aujourd’hui, notre mouvement est devenu un regroupement de patriotes et le départ des agresseurs vietnamien notre seul objectif. Dès lors, pourquoi ceux qui nous suivaient depuis le début feraient-ils encore des sacrifices ? Moi-même, je pensais qu’il était urgent de rattraper le temps perdu. L’argent provenant de Chine coulait à flots et le trafic des pierres précieuses extraites des mines de Pailin permettait de faire rapidement fortune. J’ai commencé à rêver au temps où tout serait fini, où nous pourrions mener une vie normale, où ma femme et moi, nous pourrions profiter de nos enfants. Je me suis rendu compte que Pol Pot avait soixante ans, que ce serait bientôt mon cas, les autres dépassaient la cinquantaine. Qui de nous avait encore la foi ? Il était temps de céder la place.
Dans cette réunion, seuls Son Sen et Ta Mok, les chefs militaires, pensaient toujours à en découdre, mais eux non plus ne parlaient plus de réformes sociales, uniquement de stratégies.
– Nous n’avons perdu qu’une bataille ! Tout est à rebâtir ? Eh bien, il faut s’y atteler. Politiquement, rien n’a changé. La Chine continue à nous aider, car elle veut maintenir une guérilla face aux Vietnamiens. Nous restons les plus capables de rassembler de vrais combattants. Les camps de réfugiés regorgent de volontaires prêts à rejoindre nos troupes !
Ces paroles ont fait du bien à Pol Pot. Il a repris courage et il a dit :
– Nous sommes en pleine tempête. Il faut tenir la barre. Je le ferai. Je suis vieux maintenant, peut-être ne verrai-je pas le rivage, mais je vous y guiderai.
Cette année-là, Pol Pot s’est remarié avec une jeune paysanne de 22 ans qu’il employait à son service comme cuisinière. Ainsi, dans ce Cambodge qui avait tant souffert, où tant de familles avaient totalement disparu, lui aussi, voulait une descendance. Il allait en avoir une, une fille nommée Sitha qui naîtrait en 1986, l’année où Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir en Union soviétique avec deux mots qui allaient tout emporter : Perestroïka (Restructuration) et Glasnost (Transparence).