Oum Hout : La résistance avait un nom, Son Sann, mais elle n’avait pas d’arme.
Je m’étais longtemps battu pour l’honneur, je ne pouvais accepter que mon pays soit communiste, qu’il meure sous ce régime. Durant trois ans, mes hommes et moi étions seuls à combattre, nos chefs avaient été exécutés en 1975 ou bien vivaient paisiblement, qui en Amérique, qui en Europe, qui en Australie. Ils nous avaient abandonnés. Après l’invasion vietnamienne, Son Sann était réapparu. Il avait soixante-dix ans, un visage tout à la fois sérieux et souriant, le front haut, il inspirait confiance. C’était un économiste intègre, un libéral, qui au moment de l’indépendance avait créé la banque du Cambodge. Premier ministre sous Sihanouk, lorsque la droite s’est imposée, il n’avait pas cautionné le coup d’État de Lon Nol ni rejoint les insurgés. Il avait préféré se retirer en France. Il était de retour pour lutter contre les Vietnamiens. Il partageait notre quotidien, malgré son grand âge et son inexpérience de la guérilla.
Il a rassemblé les différents maquis et je suis devenu un de ses hommes de confiance. Je l’aimais bien, mais il avait un défaut, il croyait toujours en Sihanouk. Il a tout fait pour nous réconcilier avec lui. Il invitait Samdech partout, dans tous les pays où la diaspora cambodgienne était importante. À chaque fois, il y avait quelques personnes très remontées qui critiquaient le Prince, j’y veillais. Pour les amadouer, celui-ci parlait de ses enfants et petits-enfants morts, il disait « je suis un réfugié comme vous, jamais je ne rejoindrai les Khmers rouges. Les partisans de Lon Nol sont des Khmers, ce sont mes enfants, mais eux ont tué mes enfants ». Son Sann, conquis, se tournait vers moi « Tu vois » et je lui répondais « Sihanouk a trahi, Sihanouk trahira ».
Finalement, j’ai eu raison. Samdech a pris la tête d’un gouvernement de coalition du Kampuchéa démocratique, il en est le président avec Khieu Samphân comme vice-président, Son Sann comme Premier ministre. « C’est la seule façon pour nous d’être reconnu et d’obtenir le soutien des autres nations », nous ont-ils dit. Résultat : Thiounn Prasith continue à représenter le Cambodge à l’ONU, avec beaucoup plus de voix qu’avant, et nous n’avons toujours pas d’armes.
Il y avait entre moi et les rouges trop de morts, trop de camarades tués au combat ou achevés dans l’ignominie d’un coup de massue après s’être rendus, trop de civils, hommes, femmes, enfants massacrés pour que j’entre au Cabinet.
Je suis retourné là où l’on se battait.
Chaque groupe occupait un terrain, luttait à sa place contre les envahisseurs, en évitant soigneusement de se rencontrer. Rien n’avait changé à un détail près : désormais lorsque nous tombions sur des communistes, au lieu de les étriper et de laisser leurs corps bien en évidence avec notre signature dessus, on les obligeait à creuser une tombe profonde avant de les assassiner. Pas de trace, pas de preuve, on restait alliés.
Ce jour-là, nous en avons capturé trois, trois jeunes filles. Elles étaient drôlement amochées. Il faut dire que mes hommes ne supportent pas leur arrogance : elles ne baissent jamais les yeux. Ils les ont frappées et soumises aux pires outrages. Deux avaient déjà péri sous les coups, la dernière n’était pas en bien meilleur état. On l’a gardée pour creuser la fosse commune. Elle l’a fait avec une rage qui, malgré tout, forçait mon admiration et j’étais fier qu’elle soit khmère.