Le commissaire Sok Khin n’est arrivé sur les lieux que deux heures plus tard. La troupe avait sécurisé la scène du crime, tenant à distance la foule des curieux, et leur patron leur a fait un signe pour montrer sa satisfaction. Il a noté l’aspect des habitations avec beaucoup de dédain. Quand il est entré dans la boutique, d’un œil expert, il a vérifié que tout était en ordre. On avait regroupé dans un coin le suspect et sa famille afin qu’ils ne puissent faire disparaître des preuves. Le premier corps était devant la porte du magasin et empêchait sa fermeture, la balle l’avait atteint à la tête. Vu les guenilles qu’il portait, il y avait fort peu de chances qu’on l’identifie, les rares personnes qui auraient pu le connaître évitaient en général les postes de police. L’autre victime, quant à elle, occupait la place centrale, la poitrine arrachée, dans une grande nappe de sang. La salle était sombre, les babioles sans valeur. Sok Khin s’est approché du corps, observant visage, taille, membres, vêtements. C’était un paysan, les miséreux de la capitale étaient beaucoup plus sales, mais leurs mains et leurs pieds étaient moins abîmés. Les gens de la campagne étaient arrivés par centaines de milliers pour les funérailles, pour jeter un dernier regard sur le devaraja[9] qu’ils avaient tant aimé. L’homme tenait toujours une broche serrée dans son poing. Le commissaire l’a détachée des doigts de la victime ; celle-ci semblait ne pas vouloir la lâcher, la rigidité cadavérique avait commencé. Il l’a examinée de près, la soupesant dans sa paume. Une merveille, qui n’avait rien à faire dans cette bijouterie minable ni avec les deux morts, plus misérables encore. L’affaire n’était peut-être pas aussi simple qu’on pouvait le croire à première vue… et bien plus prometteuse qu’il ne pouvait l’espérer. Il a étudié plus attentivement le corps, celui-ci avait les yeux largement ouverts, brillants dans l’obscurité de la pièce. Il a passé sa main sur le visage humide et fait un geste pour clore les paupières, mais s’est ravisé, cela pourrait lui être utile en cas de confrontation avec le commerçant.
Il s’est levé enfin et s’est dirigé vers sa proie.
Les enfants pleurnichaient, la femme était tétanisée, l’artisan, seul, essayait de tenir le coup, mais il était visiblement sous le choc. On ne tue pas un homme si facilement.
– Monsieur Chang, je crois qu’il serait préférable que votre famille quitte la pièce, ce n’est pas un spectacle pour eux.
– Merci, Monsieur le Commissaire.
Tao a repoussé les siens vers l’étage. Les pousser le plus loin possible, les mettre à l’abri. L’amok est un accès subit de violence meurtrière qui s’empare d’une personne qui peut alors assassiner un nombre plus ou moins considérable de gens. Le mot vient du malais « amuk » qui signifie « rage incontrôlable ». C’est en Malaisie que ce phénomène a été constaté pour la première fois. Longtemps, on a cru que c’était une spécialité asiatique, mais il semble que désormais la maladie ait atteint l’Europe et l’Amérique. Tao avait ressenti cette folie. Il avait vu mourir sa femme et ses enfants ; impuissant, il avait continué à survivre sans murmurer un mot, il avait vécu sans jamais se plaindre, sans jamais haïr ses bourreaux. Jamais, il n’avait cherché à se venger. Le procès des ex-dirigeants khmers rouges lui était indifférent et il acceptait sans gémir que les gens actuellement au pouvoir soient d’anciens communistes. En réalité, rien ne semblait l’émouvoir, même le bonheur. Il s’était marié pour avoir des enfants ; il en voulait pour qu’un jour, ils soient adultes et en aient. Ainsi se perpétue l’humanité. Il aurait presque été incapable de dire leur prénom.
Il avait vu cette fleur en argent, et le monde avait basculé. Il n’avait pas hésité une seconde. Une frénésie meurtrière, une colère ancestrale, une haine sauvage s’étaient emparées de lui. Non seulement il avait tiré sur Sœun Kimsy, mais également sur un pauvre malheureux entré par curiosité, attiré par le claquement de l’arme, uniquement parce qu’il était cambodgien. Heureusement, en ce jour de deuil, les rues étaient désertes. L’arrivée de sa compagne l’avait calmé. La folie l’avait quitté, mais son passage avait agi comme une thérapie. Quand Xian, sa femme, s’est serrée contre lui, il a senti sa chaleur pour la première fois et il a pleuré en enlaçant Fu et Hu-chi. L’amok était un instant terrifiant, mais cela avait balayé son mal. Désormais, il désirait vivre. Mieux, il savait pourquoi et il regrettait amèrement ce moment de démence.