– Alors monsieur Chang ?
– Monsieur le Commissaire, lorsque ces deux individus sont entrés ensemble, vu leur apparence, je me suis tout de suite méfié. L’un des deux hommes est resté près de la porte. L’autre s’est précipité sur une vitrine. Quand j’ai sorti mon arme, il s’est jeté sur moi. J’ai tiré, le second a tenté de porter secours au premier…
Sok Khin a montré la broche.
– Votre voleur avait l’œil. Il n’y a dans votre boutique aucune pièce qui n’ait cette valeur.
Le commissaire a demandé à Chang Tao de s’approcher du corps et d’examiner sa victime. Il a eu un choc. Ce n’était plus le visage du terrible kamaphibal, ni même celui du roué paysan, c’était celui d’un malheureux qui implorait pitié. Il n’a pu supporter ce regard et a fermé les yeux. Sok Khin a détaillé ses constatations. La victime pleurait, ses joues étaient humides de larmes.
– Et vous dites qu’il s’est jeté sur vous ? Vous prétendez qu’il ne vous a pas supplié ?
Bien que les Chinois soient connus pour avoir la peau pâle, le commissaire découvrait qu’ils étaient néanmoins capables de blêmir. Il avait gagné. Il ne savait pas ce qui s’était réellement passé, mais sa proie n’était pas de taille. Il a décidé de conclure.
– Il va falloir que j’étudie de près votre version. Pour cela, j’aurai besoin de conserver le bijou comme pièce à conviction.
Du fond de son trou, Tao a compris l’allusion. Le vieux Cambodge était toujours présent et le monde était redevenu simple comme « bonjour ». Il était sauvé, il s’est incliné et s’est montré plus obséquieux que jamais.
– Je vous en prie, Monsieur le Commissaire, gardez cet objet, soyez certain que j’attends avec sérénité vos conclusions.
La broche a disparu dans la poche du veston, Sok Khin souriait.
– Ne vous en faites pas, monsieur Chang ! L’affaire est simple. Vu l’état des deux misérables, ils ne sont venus ni pour acheter ni pour vous vendre des bijoux (rire).
Le temps passait, maintenant il fallait se retirer. Il a donné des ordres pour débarrasser rapidement les corps. Une fois dehors, il a sorti la broche de sa poche. Elle était vraiment magnifique. Il avait résidé en France jusqu’au début des années 90 et n’avait pas connu cette époque d’avant où il suffisait, pour un policier, de se présenter devant une échoppe et de dire « bonjour » pour que le commerçant glisse discrètement une petite enveloppe. Désormais, il fallait gagner son argent et trouver les points faibles de ses victimes.
Il a remis soigneusement le bijou dans sa veste et a respiré l’air chaud de ce début d’après-midi, il était vivant, la capitale était belle, le pays riche de possibilités. Il s’émerveillait chaque jour de la vitalité qui y régnait. Après avoir failli disparaître en passant de sept millions à quatre millions, le Cambodge affichait dix-sept millions d’âmes au compteur.
Dans la pièce, en haut de son échoppe, Chang Tao n’était pas loin de partager cette euphorie. Il pleurait, serrant ses enfants et embrassant sa femme alternativement. Souvent, on croit que rien n’est important, que tout bonheur s’est envolé à jamais, et puis il suffit d’un instant pour comprendre que tous ces petits riens qui font votre existence, toutes ces choses sans intérêt, tous ces gestes risibles, tout cela représente une félicité si grande que c’est votre haine de la vie qui semble maintenant grotesque. Il avait acheté sa sérénité d’un bijou. Un prix dérisoire. Sa fortune, à partir de ce jour, c’était sa femme, ses deux enfants et ce pays si riche en perspectives. Le vieux Cambodge renaissait.
Un mois plus tard, Sœun Pich, handicapé, ayant perdu le dernier lien de famille, sans savoir ce qu’était devenu son grand-père, mourrait de faim. Le vieux Cambodge était bien vivant.