1996. Pol Pot a jeté un regard sévère sur la direction de son parti. Ils avaient été incapables d’exploiter la confusion qui avait régné à Phnom Penh ni politiquement ni militairement. Il fallait revenir aux anciennes valeurs, reprendre comme modèle le plus pauvre des paysans ! Mais il était trop tard. Beaucoup n’en pouvaient plus. Pour échapper au durcissement idéologique qu’il prônait, ils étaient prêts à déserter.
– Ieng Sary ? C’est impossible ! Cet homme est le diable.
Sihanouk hurlait, Hun Sen essayait de se faire petit, mais le roi était le seul à avoir le droit de grâce. C’était d’ailleurs l’unique prérogative qu’on lui avait laissée, nommer le chef des armées ou le Premier ministre avaient disparu dans la nouvelle constitution. Trop dangereux pour le Parlement quand le souverain s’appelle Sihanouk !
– Pourtant, c’est Votre Majesté elle-même qui a affirmé que le peuple était las de la guerre, qu’il fallait faire passer la réconciliation avant la justice.
– Vous ne le connaissez pas ! Je l’ai fréquenté à Pékin. Ce n’est pas qu’un monstre, c’est un être mesquin.
– Je sais que c’est un être petit, cupide. C’est d’ailleurs là son point fort. Il ne nous demande pas seulement d’être gracié pour tous les crimes qu’il a commis, il souhaite continuer à gérer les mines de Pailin et le trafic des bois exotiques. Il garderait les hommes qui sont à sa solde pour se défendre. Il sera toujours aussi puissant qu’avant. La différence, c’est que l’argent qu’il veut bien redistribuer, il nous le donnera à nous plutôt qu’à Pol Pot et surtout lui et son beau-frère vont s’entretuer pour le contrôle de cette zone.
– Pol Pot a-t-il une chance de la récupérer et de purger le monde d’un Ieng Sary ?
– Aucune !
Les Khmers rouges n’étaient même pas capables de le débarrasser d’une ordure comme Ieng Sary. Ils ne servaient vraiment à rien ! Sihanouk aurait dû se féliciter de cette défection, c’était le résultat de son travail de sape. Pol Pot avait vidé son combat de sa raison sociale. En redevenant roi, il l’avait vidé de toute revendication nationaliste. Le ralliement d’un Ieng Sary était la conséquence de la démarche qu’il avait amorcée. C’était le début de la fin des Khmers rouges. Il fallait s’en réjouir, mais, Bouddha, que c’était difficile !
– Le Parlement ne pourrait-il pas promulguer une loi ?
– Seul le roi a le droit de grâce ! Surtout, il ne peut le faire sans un grand débat dans tout le pays. Impossible à mener, car dès que votre fils Ranariddh sera au courant, il s’empressera de monter une cabale pour faire échouer le projet et commencer mon procès. Pol Pot profitera de nos disputes pour éliminer Ieng Sary, cela servira d’exemple aux autres et nous aurons laissé passer une occasion de mettre un terme à la guerre. Il faut une décision surprise, nous pourrons ensuite la justifier par les résultats obtenus.
Sihanouk s’est souvenu de cette soirée où, avant de partir pour Pékin, il avait vu pour la dernière fois Pol Pot. Ieng Sary était présent et le monstre réclamait sa proie. Tout en lui disait « Non » ; seule une petite voix, tout au fond, murmurait « Fais-le pour moi ! » C’était celle de son peuple, ce peuple qui lui avait montré tant d’amour, qui lui avait tant sacrifié, qui était si las de cette guerre interminable.
Il a paraphé l’acte de grâce.