Khieu Samphân était intervenu lors d’une audience populaire pour dénoncer la mise à l’écart des étudiants qui revenaient de France et à qui on refusait des postes à cause de leur engagement politique. Kou Roun, le chef de la police, l’avait immédiatement convoqué, rappelé à l’ordre et menacé. Dans le numéro suivant de l’Observateur, il publiait un compte rendu de cet entretien, détaillant les intimidations et les coups.
À midi, le mercredi 13 juillet, comme il s’éloignait de son bureau sur sa motocyclette, il est tombé dans une embuscade. Une dizaine de cyclo-pousses ont surgi des rues avoisinantes et lui ont barré le passage. On a beau être courageux, il y a des moments où la peur est le seul moyen de survivre. Il a tenté de fuir, de se faufiler au milieu de ses adversaires. Quelqu’un a shooté dans sa mobylette et il s’est écroulé, d’autres coups ont suivi. Un geste, tout a cessé, il s’est mis à espérer que c’était fini. On lui a demandé poliment de se dénuder, car il avait des vêtements de qualité et qu’on ne voulait pas les abîmer. Il avait le visage tuméfié, mais, pour ne pas être cogné à nouveau, il s’est exécuté. Cela lui a rendu un peu de vie, il a essayé de raisonner ses agresseurs.
– Tes habits, porte-les à bout de bras !
Il a obéi et les coups ont repris. Dès qu’il lâchait ses affaires, on le frappait plus fort et on lui hurlait de les ramasser, il le faisait au prix d’efforts démesurés pour rassembler, au milieu de la forêt de jambes, ses nippes, l’une après l’autre. Il agitait encore en l’air son linge tel un trophée, quand la correction a cessé. On a pris une photo de lui, nu, en sang, brandissant glorieusement son costume et ses dessous déchirés. En partant, quelqu’un l’a cogné à l’occipital et a récupéré ses habits. Cyclo-pousse était une profession pénible, mal rémunérée. Ils s’en sont allés. Quelques passants ont enfin porté secours au malheureux, l’enveloppant dans un krama[1] pour protéger sa pudeur. C’est avec ce seul vêtement qu’il s’est rendu au commissariat pour porter plainte, il a été aussitôt mis au cachot et y a séjourné un mois. Les photos de l’agression ont circulé, ne laissant aucun doute sur son caractère d’intimidation politique. L’Observateur a décrit le calvaire de son rédacteur. L’affaire ne s’est pas arrêtée là. Tout le pays, les intellectuels en particulier, était outré. Le Parlement a réclamé des comptes à Kou Roun. Pour toute réponse, celui-ci s’est emporté.
– La police nationale n’a pas à protéger les ennemis du Cambodge. Khieu Samphân n’est pas en droit de demander notre assistance. D’ailleurs, dans votre assemblée, des gens comme Hou Yuon, Hu Nim, So Nem, Uch Ven et Chau Seng doivent savoir qu’il peut leur arriver les mêmes ennuis sans que je lève le petit doigt pour les aider.
Un tollé. L’émotion a vite débordé les frontières du pays. En interne, beaucoup ne cachaient pas leur admiration pour le courage de Khieu Samphân, y compris, Sihanouk.
– Ces communistes sont des militants de grande valeur, profondément convaincus de leurs idées, rigides dans leurs doctrines, souples dans leur tactique. Ils font passer leurs opinions avant le souci de leur propre sécurité, rien à voir avec la veulerie des dirigeants du Sangkum.
Avec un tel partisan, la messe était dite et le petit Poucet rouge a vaincu l’ogre Kou Roun. Quelques mois plus tard, le paria, devenu la coqueluche du Tout-Phnom Penh, entrait au gouvernement.
L’épopée de Khieu Samphân était du pain béni pour les vingt et un délégués venus de tout le pays qui s’étaient réunis dans des wagons vides, garés dans le dépôt de la gare de Phnom Penh à l’invitation de l’un d’eux, Ok Sakun, qui avait des responsabilités aux Chemins de fer cambodgiens. Ils étaient arrivés séparément ou par petits groupes de deux ou trois, des cheminots assuraient leur sécurité et faisaient le guet durant les trois jours de leur rencontre. Personne n’était autorisé à quitter, même une minute, le train, ils se contentaient des toilettes des voitures, dormaient sur les couchettes ou à même le sol. Ils en garderaient le souvenir d’un moment de grande fraternité. C’était la première fois qu’ils tenaient un congrès sans une présence vietnamienne, ils ont décidé que les précédents ne compteraient pas, que chacun se devait de réadhérer. Ils avaient de nombreux points à discuter et à trancher.
Il fallait se trouver un nouveau nom, ce serait le POK (Parti Ouvrier du Kampuchéa). On a abordé ensuite le problème de la lutte. Khrouchtchev, lors du XXe congrès du parti soviétique, avait conçu l’idée d’une « voie parlementaire vers le socialisme », c’est-à-dire la possibilité d’accéder au pouvoir par le biais d’élections. Du coup les communistes s’étaient partagés en deux clans, ceux comme Pol Pot (Saloth Sâr) et Ieng Sary qui ne voyaient de salut que dans la violence révolutionnaire et les autres, les légalistes, les Hou Yuon, Hu Nim, Khieu Samphân. Ils ont terminé par la désignation du bureau. Tou Samouth a été nommé secrétaire, Nuon Chea, qui avait la responsabilité de la province, était son adjoint, Pol Pot figurait en numéro trois.