On a étudié la mise en place du nouveau statut. Quelqu’un a suggéré de transformer le référendum en cours pour entériner le principe de neutralité, en plébiscite sur la personnalité de Sihanouk. Il suffisait pour cela d’ajouter sur le bulletin sa photo.
– C’est une excellente idée, on pourrait m’opposer à Son Ngoc Thanh.
Il y avait dans ce référendum, trois alternatives : le non-alignement, une politique proaméricaine et une pronord-vietnamienne. Quel candidat pour représenter cette troisième option ? Keo Meas, le responsable officiel des communistes, s’était réfugié à Hanoï après sa déconfiture aux dernières élections, mais on n’était pas sûr qu’il soit encore vivant.
– Inutile d’avancer un nom, ces rouges n’ont pas de visage. Il suffira de mettre un bulletin Pracheachon. S’ils gagnent, ils désigneront leur représentant !
Ubu n’aurait pas fait mieux ! On avait modifié le référendum pour en faire un plébiscite en faveur de Sihanouk, tout en gardant l’intitulé de la question, les trois réponses correspondaient désormais à trois candidats dont l’un était en fuite, un autre, un parti qui militait pour la politique de neutralité et donc, dans ce cas précis, appelait à voter Sihanouk.
Sur les deux millions de bulletins valides, Son Ngoc Thanh et le Pracheachon obtenaient chacun cent trente-trois voix. Le même score. Un hasard, sans aucun doute.
Aussitôt après, de grandes manifestations étaient organisées pour demander à Sihanouk d’accepter les pouvoirs de chef d’État. L’Assemblée nationale a adopté en hâte un article supplémentaire à la Constitution, portant le numéro 122 et créant ladite fonction :
« Dans le cas où les circonstances ne permettraient pas de désigner un nouveau souverain, les deux Chambres réunies sur convocation du président de l’Assemblée nationale et sous sa présidence peuvent, conformément à la volonté exprimée par le peuple, confier les pouvoirs et prérogatives de chef d’État à une personnalité incontestée, expressément désignée par les suffrages de la Nation ».
Dans la foulée, les deux assemblées ont voté la modification demandée et ont élu Norodom Sihanouk chef de l’État. Comme aucun texte de loi ne prévoyait sa destitution, il était censé l’être à vie. La crise de succession était terminée, le Cambodge était la première monarchie vraiment moderne, un royaume sans roi. Dans l’euphorie, personne n’a songé que sa nomination ne remplissait pas les conditions de l’article 122 notamment celle indiquant « expressément désignée par les suffrages de la Nation », le référendum, ayant eu lieu AVANT l’adoption de celui-ci, ne pouvait pas porter sur ce sujet. Le peuple avait plébiscité Sihanouk, mais, en aucun cas, pour occuper une fonction qui n’existait pas le jour du scrutin. À force d’être Ubu, Ubu n’était pas roi.
Devenu chef de l’État, Sihanouk avait désormais les mains libres et l’esprit tranquille pour diriger le pays à sa guise, surtout il n’avait plus besoin d’être au gouvernement pour représenter le Cambodge. La politique était décidée au niveau du Congrès, l’exécutif était chargé de la mettre en forme, les ministres transmettant leurs dossiers en doubles exemplaires, l’un pour le Président du conseil, l’autre pour son équipe, le Cabinet d’État, travaillant à Changkar Mom.
Le gouvernement avait néanmoins de réels pouvoirs, car Sihanouk, en matière d’économie et de société, n’avait pas d’opinion précise, il écoutait et se laissait convaincre ou pas. Il se comportait comme un bon citoyen plein de bons sentiments, de bonnes idées, qui rouspète devant l’incompétence des dirigeants, sauf qu’en cas de mécontentement, ceux-ci pouvaient devenir, le lendemain, vendeurs de soupe au curry vert dans les rues de Phnom Penh. Il s’occupait surtout d’affaires internationales. Sur le plan intérieur, il luttait surtout contre les communistes qu’il avait baptisés Khmers rouges avec une férocité qui avait pour nom Kou Roun.