C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, il s’appelait Preap In. Il s’était présenté, envoyé par Son Ngoc Thanh et les Khmers sereis, pour négocier avec le chef de l’État. Quel était le contenu des tractations ? On ne le saura jamais. Était-il fou, délirant ? Il n’a jamais donné cette impression. Il avait obtenu de son oncle In Tam, le gouverneur de la province de Takeo, avec l’accord du Premier ministre cambodgien, un laissez-passer pour voir Sihanouk. Il a été arrêté, sitôt la frontière traversée, le 19 novembre 1963, emmené à Phnom Penh et exhibé dans une cage en public. Il a fini par avouer que les Khmers Sereis étaient une association fondée et contrôlée par la CIA dont le but était de renverser Sihanouk. Il a ensuite été conduit devant un tribunal militaire qui a prononcé une sentence de mort.
Il a été fusillé le 20 janvier 1964.
Pour Moustic, c’était terriblement long et très confus. De la première partie, il ne se souvenait que du poteau, dressé, attendant sa proie. Les soldats étaient-ils venus par camion ? le malheureux était-il avec eux ou avait-il pris un autre moyen de locomotion ? Était-il déjà attaché avant ou l’a-t-il été en arrivant sur les lieux ? Les commentaires étaient en cambodgien, l’officier disait quelques mots au misérable, l’enfant-spectateur était incapable d’en saisir le sens, l’enfant-martyre, Preap In était très jeune (il y a toujours chez les Cambodgiens une enfance qui s’attarde), semblait aussi ne rien comprendre. On lui a offert une cigarette qu’il a acceptée volontiers et dont il a aspiré quelques bouffées, trop rapides sans doute à son goût : il aurait voulu éterniser cet instant. Ils l’ont conduit au poteau d’exécution. Il a bien tenté de résister, mais sans conviction. Très vite, il a cédé et s’est laissé faire. On l’a lié à la colonne de bois, l’obligeant à la serrer contre son corps, présentant son dos au peloton d’exécution. Bien qu’il ne pouvait voir ses bourreaux qu’en tordant son cou, le capitaine a donné l’ordre de lui bander les yeux, puis il a sorti son revolver et levé la main. Quand il l’a abaissée, les fusils ont claqué et Preap In s’est affaissé, mais les cordes le retenaient debout. Est alors venu le moment qui allait hanter les nuits de Moustic. L’officier s’approche de sa victime et tire, à bout portant, dans la tête. Le corps se soulève, il y a comme un sursaut, comme si le Khmer serei tente de s’échapper, comme s’il n’a fait que feindre la mort, comme s’il voulait se jeter sur son assassin, vendre chèrement sa peau. Puis il retombe. Tout est fini. Dans la salle obscure, Moustic tremble de tous ses membres tandis que son frère, pour le rassurer, d’une voix blanche, lui explique qu’il ne s’agit que d’un réflexe, que s’il était encore vivant, il aurait crié.
La séquence de quinze minutes est passée dans tous les cinémas du royaume, avant le film, à toutes les séances. Au bout d’un mois, cela a cessé. Sihanouk avait-il réussi à conjurer sa peur de subir le même sort que Diêm ? Bien des années après, ceux qui avaient vu ces actualités s’en souviendraient. Quarante ans plus tard, Sihanouk ne comprendra toujours pas l’émotion que cela avait provoquée. Après tout, dira-t-il, les exécutions en place publique étaient courantes au siècle des Lumières, durant la Première Guerre, les Allemands avaient filmé celle de Mata Hari et, dans les années soixante, la guillotine attirait encore les foules.
Pourtant, Preap In avait fait de lui un bouffon sanglant !