Hu Nim était, lui aussi, issu de cette terre du Cambodge, de cette nation en gestation. C’était un pur, un patriote, un démocrate convaincu. La manifestation qu’il avait organisée le 6 mai fut un succès. Des milliers de personnes défilèrent dans les rues de la capitale dénonçant l’intervention française, demandant le départ des troupes coloniales. Il avait de quoi en être fier, mais il ne pensait pas à lui, il était surtout content d’apporter sa contribution, de remercier ce parti qui l’avait tant aidé. Il était né au sein d’une famille paysanne, très pauvre, de la province de Kompong Cham, sur les bords du Mékong. Son père était mort alors qu’il n’était âgé que de six ans, il avait vécu dans la plus grande misère, sa mère arrivant à peine à survivre. Le désir d’obtenir l’indépendance, la volonté d’avoir une jeunesse instruite pour l’assurer, une certaine idée du socialisme, toutes ces choses qui étaient le fond du parti démocrate avait contribué à lui offrir un avenir. Comme il réussissait bien à l’école, l’État l’envoya poursuivre sa scolarité au Lycée Sisowath, tout en étant logé dans une pagode. Il venait d’avoir son baccalauréat et de se marier, il continuait ses études pour entrer dans l’Administration. Ses discours d’une rigueur implacable, son origine, ses succès et même son caractère un peu hautain faisaient de lui un leader né.
Le 16 mai, Sihanouk, de retour au palais, reçut les lettres de créance de Jean Risterucci, nouveau commissaire de la République au Cambodge. La cérémonie terminée, les deux hommes se retirèrent dans un salon privé pour une réunion discrète. Sihanouk observa son interlocuteur. Il était grand, maigre, un visage émacié, des yeux bleus, durs, une calvitie débutante, des tempes blanchies, une peau brûlée au soleil corse. C’est un battant, se dit le roi et il le laissa s’exprimer en premier. Après tout, c’était lui qui avait sollicité cet entretien.
– Votre Majesté, la France ne peut pas tolérer que se reproduise la manifestation du 6 mai. Or d’autres rassemblements sont programmés pour le 19 et le 26, le mouvement s’étend en province. Il faut y mettre un terme.
La France ne peut tolérer. Incroyable ! Ainsi ces messieurs des colonies ne semblaient pas comprendre ce qu’une jeune femme de seize ans, une presque enfant, était capable de ressentir.
– Monsieur Risterucci, je dois vous dire que la colère de mon peuple est naturelle. Vous n’ignorez pas que les traités que nous avons signés nous donnaient le contrôle militaire des zones que vous avez attaquées. Vous avez violé cet accord sans même nous en avertir.
– Votre Majesté sait bien que nous n’aurions pas eu l’autorisation de votre gouvernement d’intervenir et que, même si nous l’avions eue, M. Son Ngoc Thanh et ses Khmers rebelles auraient aussitôt été prévenus et auraient fui.
Le roi sourit.
– Votre opération « surprise » a-t-elle détruit le maquis des Khmers sereis ?
– Hélas, le gros des troupes s’est réfugié en Thaïlande. Nous ne pouvons pas nous permettre d’incident avec ce pays !
Mais des incidents avec le nôtre ne vous dérangent pas, songea tristement le monarque.
– Donc avec votre artillerie lourde, votre aviation, vous n’avez pas été plus efficient que notre pauvre armée. Que nous reprochez-vous alors ?
Il y eut un silence. Le regard sombre, un rien déçu, de Risterucci traduisait son désarroi. Il était certainement venu chercher de l’aide, de la complicité. Or il découvrait un Trône à l’écoute des manifestants. Sihanouk espéra que son attitude ouvrirait les yeux aux responsables coloniaux, mais il n’en était pas sûr. Maintenant, il fallait le rassurer, le détromper, on avait encore besoin de lui, on restait alliés.
– Ne croyez surtout pas, M. le commissaire de la République, que j’approuve le Parlement et le soutien implicite qu’il offre à M. Son Ngoc Thanh, ou que j’appuie les manœuvres du parti démocrate qui utilise votre malencontreuse intervention pour lancer de grands cortèges contre vous. Il faut faire la différence entre les gens qui expriment leur juste colère et ceux qui attisent cette colère !
Le visage de son interlocuteur se détendit.
– C’est pour cela, Votre Majesté, que nous souhaiterions mettre un terme à cette Assemblée. Elle s’est largement compromise avec le traître Son Ngoc Thanh.
Décidément, ce malheureux parlement était appelé à disparaître. À peine élu, la France en exigeait la dissolution. Le roi devint songeur. C’était indéniable qu’il fallait agir. En une décennie, le nationalisme s’était profondément ancré chez les Khmers. Jusqu’à présent, cependant, ce sentiment n’avait pas entraîné de rejet de la France. La violence des manifestations montrait que le pays pouvait basculer dans un climat proche de celui du Viêt Nam et, cela, on devait l’éviter à tout prix. Sa francophilie l’avait coupé de son peuple, les élections avaient confirmé son isolement. Désormais, on lui préférait un Khmer krom, un Son Ngoc Thanh ! Risterucci prit le silence du roi pour un acquiescement. Il offrit ses services.
– Nous pouvons mettre des troupes à votre disposition. Débarrassez-nous des démocrates !
Sihanouk tenta de le calmer. Frapper l’opposition légale, c’était renforcer les maquis. Et que diraient les Américains ? Il fallait agir plus subtilement.
– Je vais réunir mon Conseil. Pour les manifestations, il n’est pas encore temps pour moi de les interdire. Que la France ne s’en mêle pas, promettez-le-moi ! S’il y a des dérapages, tant mieux, ce seront autant de prétextes pour une intervention.
Il reconduisit son hôte. En bon latiniste, un cours d’eau venait à son esprit, un petit fleuve côtier du nord de l’Italie. Mais il y avait une différence. Quand César l’avait franchi[5], César ne pensait qu’à César, Sihanouk le faisait pour éviter un bain de sang !