La défection de Son Ngoc Thanh, si elle avait exaspéré les Français, avait jeté le trouble parmi les démocrates. Beaucoup, partisans d’un processus légal, parlementaire, condamnaient son choix, tandis que d’autres ne pouvaient s’empêcher d’admirer le cran d’un homme qui, pouvant arriver au pouvoir, avait préféré la voie des armes, car c’était la seule qui ne demandait pas la bénédiction de Paris.
Sihanouk observait, étudiait, analysait les positions des uns et des autres, notait leur évolution. Il guettait l’événement, l’attitude, le geste, la parole ou plus simplement l’instant où toutes ces divergences se transformeraient en crise, en rupture du front uni que lui offraient toujours les démocrates.
Malheureusement, ses adversaires allaient se réconcilier : la France, exaspérée par la passivité des autorités khmères face aux agissements de Son Ngoc Thanh, attaqua les bases rebelles le long de la frontière avec la Thaïlande. Elle ne rencontra que du vide et rentra bredouille.
Le secteur de Siem Réap était sous la responsabilité de l’armée cambodgienne. En intervenant sans en référer à celle-ci, les Français avaient prouvé que la souveraineté cambodgienne était une parodie.
Le gouvernement protesta vivement.
Le pays attendait la réaction du roi, lui qui défendait tant « son » indépendance. On ricanait ouvertement sur ses longs discours laborieux pour expliquer que malgré tout… et dont l’opération sur la frontière avait montré le ridicule.
Sihanouk avait réfléchi : condamner, c’était se ranger derrière Son Ngoc Thanh, c’était dédouaner les démocrates dont la passivité était coupable, le corps expéditionnaire, après tout, n’avait agi que parce qu’eux ne le faisaient pas ; approuver, c’était se ranger derrière la France, c’était nier la souveraineté cambodgienne.
Quoi qu’il fasse, on le lui reprocherait. Alors, il ne faisait rien. C’était devenu un art chez lui, une manière judicieuse de faire de la politique : laisser au temps le soin de débrouiller les problèmes. Il était en pleine lune de miel, cela justifiait son absence sur le terrain.
Ils avaient fait l’amour et reprenaient leur souffle. Sihanouk, allongé sur le dos, riait silencieusement. Il attira sa femme contre lui, et elle le dévisagea, espiègle. Son regard fit vaciller le roi.
– Promets-moi de garder toute ta vie ces yeux-là et je jure de t’aimer toute ma vie !
En entendant ces mots, Monique jugea le moment venu.
C’était l’instant merveilleux où les amants, le désir repu, les sens apaisés, peuvent apprécier la peau, l’odeur de l’autre, la minute où tout est possible entre eux, où, ayant assouvi leurs pulsions, ils laissent aller leur âme, ils peuvent alors avouer leur faute, en se sachant absous par avance. Elle posa ses lèvres contre son oreille et dit, d’une voix douce, chaude et inaudible :
– Pardon. En tant que Khmère, je suis humiliée comme toi ; en tant que Française, je suis meurtrie par le regard que portent mes concitoyens sur nous.
Elle ne pouvait en dire plus, les mots étaient coincés par l’énorme angoisse qui comprimait sa poitrine. Elle avait utilisé toute l’intelligence de son corps pour s’excuser d’une faute dont elle était si peu responsable. Elle craignait tant, après avoir tant attendu, qu’il ne s’éloigne d’elle. Pour toute réponse, il se colla contre elle et la serra bien fort. Petite chatte, elle s’était satisfaite de sa réaction et, blottie contre lui, s’était endormie.
Mais Sihanouk resta éveillé, il venait de comprendre par ces mots si simples la situation. Cette non-Khmère, ce jour-là plus khmère que lui, montra au roi qu’il se fourvoyait. Il fallait agir, et vite !