Elle s’appelait Kantha Bopha, c’est-à-dire jolie fleur. Ce nom s’était imposé à Sihanouk quand il avait fait sa connaissance à la clinique Calmette, petite écrevisse collée contre le sein de sa mère, la gracieuse Pongsanmoni, dans leur chambre dont la blancheur des murs mettait en valeur les bouquets qui l’encombraient. Comme elle avait l’air fragile lorsqu’il avait pris son enfant pour la première fois dans ses bras ! Kantha Bopha. On ne devrait pas appeler fleur sa fille, car elles ne vivent que l’espace d’un matin.
Du souverain qui dirigeait un pays ou de la gamine qui gazouillait, grandissait doucement, disait ses premiers mots, faisait ses premiers pas, qui s’appuyait le plus sur l’autre ? Quand les événements se compliquaient, quand ses manœuvres politiques échouaient, quand la réalité se dressait contre ses désirs, il venait puiser, dans la vitalité de la petite nâga[2], les forces pour affronter les lendemains.
Jusqu’à ce jour de février 1952, où elle tomba malade. Elle, si vive, était pâle, nonchalante ; elle avait peu de fièvre, mais celle-ci était tenace. Elle se plaignit de maux de ventre et on la conduisit à l’hôpital français. En deux, trois jours, sa température redevint normale, ses douleurs disparurent, ses couleurs revinrent et même sa langueur se dissipa. Elle s’ennuyait ferme à la clinique malgré la présence des infirmières et de sa mère.
Quand Sihanouk et sa femme entrèrent dans le bureau du colonel-médecin qui dirigeait l’établissement, ils furent décontenancés par le visage fatigué et triste de l’homme tant ils étaient persuadés que le problème était résolu.
– Votre fille est gravement malade. C’est une leucémie aiguë, on doit encore faire des analyses, mais les premiers résultats ne laissent que peu d’espoir.
– Pourtant, elle va mieux !
– Nous avons traité les symptômes. Cette leucémie se traduit par une prolifération de cellules anormales qui remplacent les cellules sanguines, ce qui explique son épuisement. Nous lui avons redonné du sang par transfusion, des antibiotiques ont éliminé d’autres effets secondaires.
– Que peut-on faire ? Vu votre ton, la maladie semble très grave et vous n’avez sans doute pas les moyens de la soigner ici. S’il faut l’envoyer en France, nous n’hésiterons pas, il vous suffit de nous recommander un de vos confrères, un hôpital.
– Hélas, Votre Majesté. Il est inutile qu’elle aille en France.
Le docteur songeait aux décisions que l’on prend et qui marquent votre existence. Enfant, il rêvait d’être avocat et de sauver des têtes, il avait préféré ce métier de médecin où la lutte paraissait plus concrète, moins aléatoire. C’était vrai dans un sens : au tribunal de la vie, il n’y a jamais d’appel. Alors, il avait devant tous ses patients cet air renfrogné, car il s’en voulait d’être aussi impuissant.
– La leucémie est une affection mortelle, nous ne savons pas la combattre.
Pongsanmoni éclata en sanglots, Sihanouk, lui-même, était effondré. Il entoura machinalement les épaules de sa femme, plus pour se donner une contenance que pour la soutenir. Le colonel les regardait sans réelle compassion, il avait appris sur des champs de bataille à accepter l’inévitable, il décida d’en finir.
– Son état va aller en se dégradant, avec des séjours de plus en plus fréquents à l’hôpital pour lui injecter un peu de globules rouges. Nous sommes entre les mains de Dieu… L’espérance de survie n’est que de quelques mois.
Quelques mois pour aimer quelqu’un alors que toute une vie ne suffit pas, quelques mois pour engranger des images, des gestes, des rires, des pleurs pour vous permettre de perdurer après son départ.
Une nuit où il ne parvenait pas à dormir, le roi alla dans le Pavillon de la Lune. Il appréciait cet endroit ouvert sur l’extérieur. Il pouvait voir la rue et, au-delà, les étoiles, goûter à la douceur du soir et à l’obscurité, entendre le chant apaisant des crapauds et des animaux nocturnes. Il songea à ses trois mois de retraite à la pagode du Wat Botum. Il s’était, là-bas réconcilié avec lui-même, mieux avec l’univers dont il s’était senti un élément. Il regrettait d’avoir manqué à sa parole, de n’être pas devenu bonze. Il eut un sursaut. Renoncer ? Alors que les démocrates étaient au pouvoir et appelaient Son Ngoc Thanh, plus nationaliste et plus populaire que jamais, à les rejoindre. Jamais !