Une pause. Il soupire.
– L’intervention française sur la frontière avec la Thaïlande a changé la donne. Comme le dit si bien mon oncle, il n’y a pas d’indépendance sans une armée nationale. Comment prétendre être libre si les troupes d’un autre pays peuvent manœuvrer sur notre territoire, agir à leur convenance, sans nous en demander l’autorisation ? Nos adversaires ont raison. Notre francophilie nous a égarés. Où est notre suzeraineté si nous ne pouvons juger un étranger qui commettrait un délit chez nous ? Où est-elle si nous n’avons pas de monnaie propre ?
Il détacha ses mots, conscient d’en prononcer d’historiques.
– Pour que le peuple nous soutienne, accepte ce coup de force, nous allons lui offrir ce qu’il désire le plus au monde : l’indépendance. Une indépendance à cent pour cent. Une vraie, pas une de pacotille comme les précédentes.
Il ne fut pas déçu, il sentit un frisson parcourir le petit groupe. Ils l’avaient si souvent crue à portée de main et, chaque fois, ils avaient été frustrés par ce qu’on leur avait concédé.
Lon Nol sursauta.
– Vous comptez trahir les Français ?
– À nous de leur faire comprendre que la lutte contre la rébellion vietminh passe par notre souveraineté. Maîtres chez nous, nous resterons les amis de la France. Je veux, je peux obtenir d’elle l’indépendance. Pacifiquement !
Les manifestations anti-françaises continuaient à Battambang, à Phnom Penh. Nul besoin de manipuler les émeutiers pour que les défilés dégénèrent, la radio de Son Ngoc Thanh s’en chargeait. Ce qui devait arriver arriva : le directeur français d’un collège à Kompong Cham, un nommé Bourotte, fut violemment interpellé par des étudiants qui protestaient et fut la cible de jets de pierres.
Lon Nol orchestra la contestation du pouvoir en place pour souligner le clivage qui était en train de se créer dans la nation. Ses hommes distribuèrent des tracts mettant en cause la passivité du président du Conseil par rapport aux rebelles, la brutalité avec laquelle on s’en prenait aux occidentaux et dénonçant la manière dont l’opposition démocratique, c’est-à-dire lui en particulier, était traitée. Une manifestation fut organisée et rudement réprimée.
Le lendemain, le 4 juin, Sihanouk joua sa partition. Il rompit le silence, appela à la fin des querelles. Il s’adressa au Parlement.
– […] Le Cambodge traverse une crise sans précédent qui, si elle n’est pas résolue d’une façon radicale, va plonger le royaume de mes ancêtres dans l’anarchie et la mort […]
Il reprocha que l’on stipendie ceux qui négociaient et avaient obtenu dans un premier temps la conclusion du traité franco-khmer, ceux qui n’avaient pas de haine contre les Français. Il dénonça le climat de suspicion entre Cambodgiens que certains avaient créé.
Les attaques de la droite s’amplifièrent, désormais ils exigeaient la dissolution de l’Assemblée, la démission des ministres et demandaient que le roi reprenne le pouvoir. On disait Dap Chhuon, qui disposait d’une véritable armée dans son fief de Siem Réap, prêt à intervenir.
La réaction du gouvernement surprit tout le monde par sa rapidité et sa violence. Les manifestations, les réunions publiques de l’opposition furent interdites. Le 8 juin, Lon Nol et d’autres responsables politiques furent arrêtés, on perquisitionna à leur domicile et on découvrit chez le premier des mitrailleuses et des grenades.