– C’est une folie ! La réaction serait immédiate dans tout le pays avec l’ouverture d’un nouveau front. Pour l’instant, Son Ngoc Thanh fait plus de bruit que de mal. Certes, il y a eu des ralliements marquants, mais beaucoup moins qu’on ne le croie. Ce sont les Américains qui, à travers la presse mondiale, moussent les Khmers sereis, car ils rêvent de mouvements nationalistes non communistes, s’insurgea Kossamak.
Bien vu ! Le jeu trouble de l’Amérique qui soutenait la France et préparait dans l’ombre son remplacement brouillait les cartes. Dans ces conditions, s’attaquer à l’Assemblée était, pour Paris, politiquement, un suicide, offrant à Washington un prétexte pour une aide plus massive à Son Ngoc Thanh. Sihanouk s’étonna encore une fois de l’incompétence des responsables français, mais il est vrai que le commissaire de la République venait d’arriver. Ce turn-over perpétuel était pénible ! Du temps des Decoux…
– C’est ce que j’ai dit à M. Risterucci. Cependant, c’est un homme très volontaire, prêt à se battre et il a été nommé pour ces « qualités ».
Autour de lui, c’était la consternation. Il savait que si sa mère et Monireth étaient en train de chercher comment éviter cette catastrophe, les autres devaient s’interroger sur l’attitude à avoir en cas de conflit : comment, tout à la fois, ne pas se couper des Français tout en condamnant fermement leur intervention pour ne pas déplaire au peuple ? Il interrompit leurs réflexions.
– J’ai trouvé un moyen de l’empêcher de passer aux actes. J’ai proposé au commissaire de la République d’agir à sa place !
Penn Nouth sursauta.
– Il faut rester dans la légalité pour ne pas donner aux Américains un prétexte devant leur opinion publique pour appuyer financièrement et militairement Son Ngoc Thanh et profiter de son immense notoriété pour le porter au pouvoir. Nous l’avons déjà fait, mais, cette fois-ci, ce ne sera pas aussi facile de renvoyer les députés. Huy Khantoul n’est pas Yem Sambaur, le Parlement est très soudé derrière lui.
Kossamak, la mère de Sihanouk, balaya ses objections.
– Vous dramatisez. Son Ngoc Thanh n’est plus si populaire. C’était vrai avant qu’il ne prenne le maquis, mais il a depuis beaucoup déçu les gens, moi la première. C’est certain qu’il a été un précurseur, qu’il a été longtemps le seul à s’opposer à la France, mais pourquoi n’a-t-il pas accepté un poste de ministre, voire la présidence du Conseil ? Il aurait alors représenté le Cambodge uni et, très pacifiquement, l’aurait mené à l’indépendance. Qu’a-t-il fait ? Au contraire, il a rallié les Khmers issaraks soutenus par la Thaïlande qui ne rêvent que de reprendre nos territoires reconquis par vous, mon fils. Il ne combat pas, tant s’en faut, le Viêt Minh qui a envahi l’est et le sud du pays.
Aussitôt, Monipong appuya les paroles de sa sœur.
– Elle a raison. Je ne crois pas que cent mille personnes se précipiteraient pour l’accueillir s’il osait venir à Phnom Penh, aujourd’hui. Chacun a compris qu’il ne veut pas le bien du Cambodge, il veut le Cambodge. Les masques sont tombés. Ce qui l’a changé, c’est la position de Washington. Gouverner le pays avec les démocrates, c’était diriger en respectant la Constitution, donc le roi. Les Américains, comme avec M. Diêm au Viêt Nam, lui offrent plus, ils lui proposent de devenir le vrai maître du Cambodge après le départ des Français.
Monireth était sur le même créneau. Il fallait passer à l’offensive et balayer les opposants qui disaient tant de mal de l’accord signé dans le cadre de la Fédération indochinoise.
– Nous sommes parfaitement légitimes à employer la force, car, en tant que monarque, mon neveu est comptable de la cohésion de la nation. Il doit protection aux étrangers qui vivent dans notre pays. Je pense que c’est un argument qui devrait parler aux Américains. La situation se dégrade, le Parlement et le gouvernement laissent faire sans réagir, l’unité du royaume et la sécurité des personnes ne sont plus assurées. Notre intervention est justifiée. Si dans les jours qui viennent, quelques citoyens européens sont pris à partie par des émeutiers, s’ils sont molestés, alors, nous obtiendrons le soutien des États-Unis.
Les autres se taisaient. Les partisans du coup de force n’avaient pas tort, la popularité de Son Ngoc Thanh avait beaucoup chuté et si la France n’avait pas agi inconsidérément, son maquis serait devenu négligeable. Le problème des guérillas non communistes était qu’elles s’appuyaient sur la Thaïlande qui rêvait toujours de s’emparer de la région de Siem Réap. Très vite, les combattants de la « liberté » perdaient toute crédibilité et, même si Son Ngoc Thanh avait été et était encore une figure de légende pour nombre de démocrates, ceux-ci commençaient à douter de lui et se rappelaient qu’il n’avait pas hésité à rejoindre les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale.
D’un autre côté, la mise au pas du Parlement rebattrait les cartes ! La dernière fois, malgré tout ce que le roi avait apporté, la naissance de l’État cambodgien dans le cadre de l’Union française, le ralliement de Dap Chhuon qui avait sécurisé une grande partie du pays, on l’avait désavoué en votant démocrate. Que ferait-on cette fois-ci ?