Une ancienne prophétie rapportait que Phnom Penh serait détruite, que le Cambodge cesserait d’exister le jour où le Mékong charrierait des centaines de morts sous ses ponts. C’était ce qui se passait depuis que l’on avait implanté le casino au cœur de la capitale du royaume !
D’ailleurs le casino, lui-même, était décrit dans ce texte :
« Dans un temps proche de l’année 2500[8], on ne verra dans la cité que des hommes s’adonnant à l’ivrognerie et aux jeux de cartes en tous lieux. Tout cela appellera la ruine qui arrivera effectivement, Ô Fidèles. Chacun sera obnubilé par sa propre fortune, par son or, par son argent. Les voleurs sortiront du bois et commettront des meurtres ».
Foulant au pied la religion, le Parlement avait voté, à la demande du gouvernement, l’autorisation d’ouvrir ce lieu de perdition. Dans la perspective d’un retrait de la France, les ministres avaient recherché des moyens de renflouer les caisses. Il fallait choisir entre la morale et l’économie ! L’établissement se révéla plus destructeur que les pires bombardements de la Seconde Guerre mondiale, plus dévastateur que l’occupation japonaise. On espérait une clientèle française, chinoise, voire vietnamienne, en réalité, les Cambodgiens et Cambodgiennes s’y précipitèrent. Or ils ne savaient pas gérer leur goût du jeu. En une soirée, ils pouvaient faire fortune… ou, plus vraisemblablement, la perdre. Des maisons, des terrains, des voitures, des bijoux changeaient de main. Le gagnant dépensait sans compter, celui qui était ruiné vendait tout ce qu’il possédait et même au-delà ! Les femmes se prostituaient, les hommes se suicidaient. On en dénombrait des dizaines chaque jour. Une image illustrait la tragédie, c’était celle des multiples échoppes qui avaient poussé autour du bâtiment. Là, on achetait les bijoux des joueurs qui voulaient à tout prix y retourner escomptant se refaire ; là, on prêtait de l’argent à des taux prohibitifs ; là, les heureux gagnants s’offraient à des prix dérisoires les dépouilles des vaincus.
On espérait que l’État s’enrichisse considérablement et que les retombées sur le pays soient importantes, car bien des malheureux payaient un lourd tribut à la présence du casino, brisant bien des existences, bien des ménages.
Georges Féray serrait ses mains pour en diminuer le tremblement. Vingt ans, ils avaient vécu vingt ans ensemble. Cela n’avait pas été facile et si, à Phnom Penh, la vie leur avait souri, il ne fallait pas oublier la guerre, les Pétainistes, les Japonais. Leur amour avait tenu, s’était renforcé. Quand ils allaient tous les deux au casino, il n’y avait pas de problème, ils se fixaient une somme, partaient lorsqu’ils l’avaient perdue ; s’ils gagnaient, ils en profitaient pour investir dans l’achat de quelques breloques. Géré ainsi, le jeu était même rentable. Mais Pauline avait du temps libre tandis qu’il s’affairait sur ses articles… Elle avait vendu tous ses bijoux ! Ce n’était pas de simples objets décoratifs pour embellir une femme ou montrer sa richesse, c’était un placement, plus sûr qu’une banque, avec des rapports plus avantageux. Quand ils arrivèrent à Phnom Penh, ce furent les bijoux de famille qui constituèrent l’apport pour créer le trihebdomadaire et démarrer dans la vie et, dès qu’ils purent, ils en rachetèrent.
Tout avait été liquidé, sans doute à des prix dérisoires.
Son exaspération s’estompait. L’essentiel avait été préservé : son outil de travail, son toit. N’étant qu’une femme, elle n’avait pu les vendre. Il s’en voulait désormais pour sa crise, sa colère, ses mots « qui avaient dépassé sa pensée ». Rétrospectivement, il frissonna en songeant qu’il aurait pu la frapper ! Cela était si courant, si naturel en ce temps-là. Il ne se serait jamais pardonné. Déjà il regrettait son attitude, il avait agi comme si elle était une gamine. Il l’imaginait, là-haut, pleurant sur leur lit. Il eut un mouvement pour aller la consoler, mais se retint. Attendre ! Il devait attendre d’être totalement sûr de lui, attendre que sa fureur soit vraiment retombée. Et pour ce faire, il prit un stylo, il y avait une autre colère qu’il n’avait pas l’intention d’abandonner.
– Il faut mettre un terme à tout ceci. Par chance, j’ai un journal pour défendre mes idées.
Comme tout gazetier quelque peu acerbe, il chercha une image forte pour impressionner les gens et songea aussitôt au grand fleuve qui traversait la capitale et dont les eaux boueuses roulaient désormais les corps des malheureux saignés à blanc qui s’étaient suicidés ou ceux, encore plus malchanceux, qui n’avaient pu régler leurs dettes avec la mafia phnompenhoise, car le casino ne faisait pas que ruiner, il sapait aussi les valeurs morales et les gangs s’étaient développés.
Il se souvint alors de ce récit eschatologique bien connu au Cambodge, la Prédiction du Bouddha. Il s’agissait des dernières paroles prononcées par Bouddha, celles qu’il fit le jour de son éveil tandis que ses disciples l’interrogeaient sur l’avenir du monde. Il les mettait en garde, leur indiquant les signes par lesquels on reconnaîtrait la fin du règne de la Bonne Loi (le bouddhisme).
Les conséquences de l’ouverture du casino narrées dans ce document que les Khmers considèrent comme millénaire[9] frapperaient les imaginations. Georges rédigea un article qui ferait la une de La Liberté :
« Une ancienne prophétie rapportait que Phnom Penh serait détruite, que le Cambodge cesserait d’exister le jour où le Mékong charrierait des centaines de morts sous ses ponts… ».
Le texte fit mouche, l’émotion fut grande dans le pays, le Parlement totalement discrédité pour avoir voté la loi et le roi put le dissoudre le 18 septembre à la demande du président du Conseil, Yem Sambaur, qui, désorienté par l’esclandre, soucieux de sauver son poste, avait accepté de le faire. Un mois plus tard, comme il n’y avait plus d’Assemblée pour mettre son veto, Sihanouk put, par simple décret, le remplacer par Monipong, la nomination à ce poste étant une prérogative royale[10]. Ainsi, on restait dans les clous de la Constitution pour ne pas froisser la susceptibilité américaine.
Il avait devant lui deux ans pour organiser un nouveau scrutin. Il fallait durant ce laps de temps parvenir à un accord avec la France et rétablir la sécurité. La réussite sur ces deux objectifs assurerait le succès aux élections et ferait oublier les entorses à la démocratie. Le traité fut signé le 8 novembre 1949, le Cambodge devenait une nation indépendante au sein de l’Indochine dans le cadre de l’Union française. Dans la foulée, on annonça le ralliement de Dap Chhuon et de nombreux chefs issaraks, ce qui devait ramener l’ordre sur tout le nord du territoire.
Sihanouk triomphait.