Mais Ieng Sary faillit bien ne pas être au rendez-vous. Le calendrier s’accéléra brutalement. En Chine, Mao Zedong écrasa définitivement les nationalistes de Tchang Kaï-Chek et ceux-ci s’exilèrent sur l’île de Formose (Taïwan). Désormais, le Viêt Minh pouvait s’appuyer sur un demi-milliard de Chinois. La France avait plus que jamais besoin du soutien logistique des États-Unis, elle multipliait pression et concession pour que naisse la Fédération indochinoise, seule mascarade acceptable. Cette volonté était également celle de Sihanouk. Les affaires lui avaient redonné la main, en discréditant ses adversaires, cela ne durerait pas toujours. Il souhaitait retrouver l’énorme popularité qui avait été la sienne à la Déclaration d’indépendance. Il avait réuni tous ses fidèles, ses parents, ses deux oncles et ses amis, Penn Nouth, Lon Nol, Nhiek Tioulong, en qui il avait toute confiance, et il leur annonça sa décision.
– Je vais dissoudre l’Assemblée nationale et le gouvernement.
Il fit une pause, mais fut un peu déçu. Personne ne protestait. On attendait de savoir pourquoi. C’est bien la preuve que la chose est possible, se dit-il pour rester positif.
– Les négociations avec les Français sont sur le point de s’achever. Monipong qui les mène est d’accord avec moi, ce sera une vraie indépendance : justice, armée, économie, relations diplomatiques, nous serons responsables de tout ! Pour reprendre les termes des Français, « elle n’aura d’autres limites que celles découlant de notre appartenance à l’Union française », c’est-à-dire une union monétaire et douanière et une politique étrangère en accord avec le Gouvernement de la République française.
Monipong, qui avait négocié le traité, vint conforter la position du roi.
– L’union monétaire n’est pas une mauvaise chose, car elle va garantir et stabiliser notre devise, quant à la politique étrangère, il faut comprendre que nous aurions nos propres ambassades partout dans le monde. Pour le reste, la clause n’est pas gênante compte tenu de notre attachement à la France, c’est l’équivalent du Commonwealth et je ne pense pas que l’Australie ou le Canada se sentent, pour autant, colonisés par les Anglais !
Le groupe murmura son approbation. Tous étaient des nationalistes convaincus, mais aussi des francophiles et un soutien de la Patrie des droits de l’homme leur paraissait, sur l’heure, plus une assurance qu’un frein pour l’avenir. Monireth était toujours attentif au problème militaire.
– Un État indépendant se doit d’avoir une armée qui garantisse, seule, la sécurité du territoire. Tant que nous ne l’obtiendrons pas, tant que des troupes françaises seront sur notre sol, même pour défendre ce pays à notre place, nous ne serons pas crédibles.
– Mon oncle, nous avons abordé ce problème avec le Haut-commissaire de la République en Indochine. Je lui ai écrit personnellement une lettre en insistant pour que soit réalisée l’autonomie militaire du Cambodge. J’ai essayé de le convaincre que cela ne présenterait que des avantages : pour nous, comme tu l’as souligné, de concrétiser l’indépendance du Cambodge, pour eux de concentrer leurs forces au Viêt Nam. Devant leurs réticences, je suis passé au plan B et j’ai demandé, comme tu le souhaitais, de gérer le secteur de Siem Réap – Kompong Thom[6] à titre expérimental.
Sihanouk se tut, laissant à Monipong le soin de terminer.
– Paris a cédé. Notre armée aura la totale responsabilité de la région. Nous ne pouvons espérer mieux, car c’est bien plus que ce qui sera accordé au Laos et au Viêt Nam. Or les Français pensent toujours nos trois royaumes à l’aune du Viêt Nam. Là-bas, une force militaire nationale, autonome, disent-ils, serait incapable de se défendre contre le Viêt Minh et il n’est pas improbable qu’elle se rallie à eux !