Puis le roi circula au milieu des convives, se faisant photographier avec les étudiants en partance pour la métropole. C’était le gouvernement et l’Assemblée qui avaient établi les listes et beaucoup d’heureux élus avaient été des auxiliaires des démocrates lors du dernier scrutin, aussi Sihanouk avait eu, dans ses mains, des fiches de police sur eux, il pouvait donc s’amuser à étonner ses futurs cadres par une ou deux allusions, montrant que le souverain était au courant de tout, voyait tout, les aimait tous.
Il prenait, auprès de Saloth Sâr, des nouvelles de sa sœur qui avait été la concubine du roi Monivong. Soudain, apercevant un Cambodgien de haute stature, jeune et souriant, d’un geste de la main, il lui fit signe de s’approcher.
– Monsieur Hou Yuon, le pays attend beaucoup de vous ! Vos professeurs nous ont dit le plus grand bien de vos capacités. Vous vous intéressez à l’économie, je crois ?
– Votre Majesté m’honore et m’effraie. Je ne sais si…
Le roi leva son doigt, menaçant, s’amusant comme un fou.
– Moi, je sais ! Vous, ne nous décevez pas ! Quand le gouvernement a des difficultés financières, les Français nous le font sentir. Mais je vous laisse en compagnie de M. Sâr. Vous vous connaissez, je pense.
Content de son petit effet, Sihanouk se dirigea vers un autre étudiant, à la peau sombre, souriant et seul. Il avait l’air d’une fouine. Sans nuance péjorative, juste une description physique. Il était fin et gracieux, menu et discret comme ce bel animal. Il s’appelait Chau Seng, c’était un Khmer krom qui venait de Travinh, un village de Cochinchine, tout près du lieu de naissance d’Ieng Sary. Il avait dû apprendre à monter aux arbres pour les entailler dans les plantations d’hévéas dès son plus jeune âge, souvent au détriment de ses cours. Il devait, à l’instar d’un Albert Camus, à un enseignant d’avoir été remarqué, puis poussé à étudier. Il s’était retrouvé au lycée Sisowath avant d’intégrer l’École normale d’instituteurs de Phnom Penh. On lui proposait, maintenant, de poursuivre sa formation dans celle de Montpellier. Le contraste était frappant entre le jeune professeur humble devant le roi et le futur économiste regardant la scène, amusé. Tous deux étaient pourtant de brillants éléments, mais le premier ne devait son succès qu’à son exceptionnelle intelligence et en était tout étonné, tout effrayé, le second, issu d’une famille de riches paysans, n’avait jamais douté de son avenir.
Saloth Sâr demanda à Hou Yuon, les fiches ne devaient pas être si bien renseignées que ça :
– On se connaît vraiment ?
– Presque, répondit l’autre en riant, tu as participé au Lycée Sisowath à la campagne du parti démocrate. J’étais responsable de la propagande dans les établissements scolaires et j’étais en contact avec Ieng Sary, on s’est vu à deux ou trois reprises, mais je ne voulais pas me mettre en avant, c’était votre combat, je ne faisais que donner des conseils.
– As-tu encore des liens avec Ieng Sary ? Qu’est-il devenu ? Cela fait un an que je n’ai plus eu de ses nouvelles, depuis que j’ai quitté le lycée pour « l’école du fer »[5].
– Il fait trop de politique. Il redouble sa terminale, sinon, il avait sa place parmi nous. Bah ! Il nous rejoindra l’année prochaine.