Sâr avait pris ses distances avec ses condisciples de Russey Keo. Malgré ses efforts pour s’intégrer, on le méprisait, on le détestait, il mit du temps pour en comprendre la raison : sa réussite scolaire ! Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Il était parmi les meilleurs, sans doute le plus apprécié de ses professeurs pour sa gentillesse et sa politesse. Pour la première fois, il goûtait le plaisir d’avoir des cours à son niveau, de recevoir les compliments des enseignants. Dans cet institut qui était considéré comme l’enfer par les élèves du lycée Sisowath ainsi que par ses propres étudiants, il vécut des mois fructueux au milieu de futurs charpentiers, ferronniers, ferblantiers, tourneurs. La menuiserie lui permit de découvrir la joie de la création autant manuelle qu’intellectuelle. Au bout d’un an, il décrocha son brevet professionnel et un magnifique cadeau l’attendait : il partirait finir sa formation en France avec une bourse d’État. Les démocrates, de retour au pouvoir, tenaient à fournir cette ouverture à une vingtaine de bacheliers, l’éducation étant au cœur des ambitions de la nation. Pour Sâr, cela récompensait plus sa participation à leur campagne électorale l’année précédente que ses résultats scolaires, mais, à cheval donné, on ne regarde pas les dents.
Quand il vit le roi entrer dans la grande salle de réception du palais Khémarin, il n’eut pas de mal à reconnaître le prince qui l’avait jadis salué si poliment, il était toujours aussi affable, aussi souriant, aussi simple et pourtant, il était différent. Certes physiquement, il s’était empâté, ce qui d’ailleurs, songea le lycéen, lui allait plutôt bien. Non, ce qui avait changé en lui était beaucoup plus subtil. Il fallut attendre que Sihanouk monte sur l’estrade, prenne la parole et fasse une plaisanterie pour accueillir les personnes présentes pour qu’il comprenne enfin. Sâr avait devant lui un vrai politicien, l’adolescent qu’il avait connu avait cédé la place à un animal conscient de ses moindres gestes, du plus petit mot qu’il prononçait. Il s’approcha, intrigué de la tribune.
C’était un monarque serein, confiant en lui, triomphant, qui s’adressa aux futurs étudiants et à leurs professeurs dans la vaste salle des festivités du palais Khémarin. Sihanouk s’exprima longuement. Il parlait à des hommes qui portaient l’espoir de tous, qui allaient partir pour rapporter la Science. Il leur disait que, comme le soldat avait le devoir de défendre sa patrie, l’intellectuel avait celui d’apporter les bienfaits de la Connaissance, qu’ils allaient s’instruire en France pour mieux instruire en retour au Cambodge, que leur formation était le projet de la nation, que tous, le souverain, le peuple, les libéraux, les démocrates, étaient derrière eux. Il s’en prit au nouveau commissaire de la République, de Raymond, présent dans la salle.
– Vous affirmez, monsieur de Raymond, que le Cambodge a besoin de la tutelle de la France, car nous n’avons pas assez de cadres, mais combien d’établissements secondaires la France a-t-elle construits durant son protectorat ? Cinq dont un seul, le lycée Sisowath, dispense un enseignement jusqu’au baccalauréat. Depuis le début du siècle, moins de deux cent cinquante Khmers ont été formés à l’étranger.
Le Cambodge souverain était plus ambitieux !
– Grâce aux bourses attribuées chaque année aux meilleurs élèves pour aller continuer leurs études en France, nous comblerons notre retard. Pour cette année, nous en offrons vingt-cinq dont trois pour de futurs techniciens. Les premiers actes du Cambodge, État indépendant, seront les constructions d’autres établissements secondaires à Siem Réap, Svay Rieng, Kampot…
Le roi se tourna de nouveau vers les jeunes pour les appeler, le peuple fournissant la pierre, à devenir les âmes de ces lieux. Il lisait sur de grandes feuilles son discours, mais celui-ci n’était pas structuré et donnait l’impression d’un impromptu avec de nombreuses digressions. Ce qui fascinait les étudiants présents dans le vaste salon, c’était que Sihanouk s’exprimait avec tout son être. Sa bouche, son visage, son corps, ses gestes participaient au phrasé du texte, accompagnaient les intonations de la voix. Quand il acheva son allocution, il était en nage et la salle surexcitée. On ovationna le leader, sincèrement, chaleureusement, sa harangue, porteuse de tant d’espoirs, de perspectives, était une déclaration de guerre contre l’ignorance, pour l’indépendance et offrait à chacun un destin empli de possibles.
La nation était jeune.