Un mot faisait sortir Sihanouk de ses gonds : dé-mo-cra-tie. À quoi bon se donner la peine de mettre au pas le Parlement ? Le peuple avait réaffirmé massivement sa confiance à ses opposants qui raflaient plus des deux tiers des sièges. Contrairement au scrutin précédent, la France avait pris parti, le Trône s’était mouillé, le rejet était clair et net. Un proche du prince Youtévong, Chhean Vam, fut désigné pour être président du Conseil. C’était un ancien professeur au lycée Sisowath, pas un politicien chevronné.
Sihanouk, après avoir désespéré, tenta sa chance et imposa des ministres à lui dans le gouvernement au nom de l’unité nationale. Les autres gobèrent l’argument. Il se rendit compte alors que, depuis le décès de leur leader, les démocrates n’étaient plus qu’un troupeau d’éléphants[2] sans vieux mâle pour le guider. On pouvait les manipuler. Le peuple les avait choisis, il croyait avoir élu des hommes qui mettaient en cause la France, le roi. En réalité, ces derniers étaient écrasés par la répression dirigée contre eux. Ils avaient gagné, mais avant même de siéger, ils ne rêvaient que de trêves, d’accords avec le pouvoir. Chez Sihanouk, l’abattement laissa place à l’enthousiasme. Le défi était stimulant. Il était un peu comme un joueur ruiné, qui, découvrant au fond de sa poche sa pièce fétiche, regardant le tapis avec sauvagerie, supputait sur la stratégie à adopter pour refaire fortune.
Il y avait trop d’individualisme dans l’Assemblée et plus assez d’idéalisme, certains réclamaient ouvertement leur part du gâteau, ou, pour reprendre leurs propres termes, leur retour sur investissement pour leur engagement dans le parti. La corruption des députés était criante, mais Sihanouk fut surpris par le nombre de personnes qui se laissèrent suborner. Quand le scandale éclata, le gouvernement exigea du Parlement la levée de l’immunité de certains des siens et, à une très courte majorité, la demande fut rejetée. Le parti démocrate se scinda en deux camps irréconciliables, entre ceux qui, au nom de la morale, réclamaient des sanctions et ceux qui, au nom de la séparation des pouvoirs, ne voulaient pas en entendre parler. Au final, Sihanouk imposa Penn Nouth, un de ses fidèles, comme Premier ministre. Le gouvernement était toujours à majorité démocrate, mais d’union nationale et c’était désormais les royalistes qui le pilotaient. Choisir le président du Conseil, même s’il fallait l’aval du parlement, était un atout déterminant en politique et Sihanouk apprit vite à user de ce droit régalien pour mener ses combats.
Il se promenait dans les jardins du palais, accompagné de ses deux oncles Monireth et Monipong. Tous trois avaient visité la France et tous trois avaient pu admirer les châteaux et les parcs à la française, ils en appréciaient d’autant l’étonnante harmonie de l’architecture cambodgienne. Ce que certains auraient décrit comme rococo leur donnait au contraire une impression de légèreté, de finesse. Les nombreuses flèches, vertes et jaunes, qui s’élançaient vers les cieux et se mariaient avec la végétation et les odeurs des fleurs tropicales étaient une ode au bonheur. Seul, le pavillon Napoléon, en métal, peint en blanc, avec ses lignes droites agressait le public. Une monstruosité venue d’un autre monde ! Avec l’initiale de l’empereur français gravée sur des panneaux de verre ornant toutes les portes[3]. Ce n’était même pas un cadeau (sic) de la France, juste un rebut de la cérémonie d’inauguration du canal de Suez, que l’on avait démonté et remonté ici après usage. Sans se concerter, les trois hommes arrêtèrent leur regard sur ce machin. Le bâtiment était un constant rappel de l’état de servitude où se trouvait le peuple cambodgien, il obligeait Sihanouk chaque jour à avoir sa vue meurtrie, son âme souillée.
– Ne vous en faites pas, dit-il à ses oncles. Nous le détruirons sitôt que nous serons nos propres maîtres.
Encore l’indépendance au bout des désirs, même architecturaux. C’était LE cadeau de la dernière guerre, cette certitude que le temps des décolonisations était arrivé. Il flottait dans l’air comme un parfum de liberté. Il était le monarque, il ne l’avait pas voulu, mais, maintenant, il se sentait né pour cela. Il aimait faire de la politique, parler politique, mener une politique. Les intrigues le fascinaient. Bien que roi, il devait reconnaître que la démocratie offrait bien plus de possibilités que l’autocratie !