Son intervention ne fut pas du goût de tout le monde, mais un des élèves se leva et réclama le silence. Il devait avoir une certaine autorité, car il l’obtint sans difficulté. Il était plus âgé que la moyenne. Avec son front dégarni et ses lunettes, il passait pour un enseignant.
– Notre ami a dit une chose importante. Le roi nous a-t-il apporté la démocratie ? Comme il nous a oc-troy-é notre Constitution – un peu avec le couteau sur la gorge, un peu sous la pression de notre regretté Youtévong certes –, la réponse est positive. D’ailleurs, le Trône a lancé une grande campagne d’affiches sur ce thème : Norodom Sihanouk offrant la démocratie au peuple ! Vous les avez vus ?
C’était Ieng Sary qui parlait. L’idiot du village qui avait tenté de convaincre Oum Savath et ses soldats de se rebeller contre la France avait depuis beaucoup lu, se donnant pour objectif de ne plus jamais rester muet dans une discussion pour la raison futile que l’on n’est pas au courant qu’il y a une guerre mondiale. Durant les années qu’il avait passées au lycée Sisowath, il avait acquis beaucoup d’assurance et beaucoup milité pour l’indépendance de son pays. Il avait désormais sur ses condisciples de l’ascendant.
– Donc le roi est démocrate… et nous sommes les démocrates. Il peut créer tous les partis qu’il veut, soutenir les libéraux autant qu’il peut, il est démocrate, il est avec nous !
Et les jeunes, hilares, reprirent en cœur.
– Le roi est démocrate ! Le roi est avec nous !
Petit à petit, à force d’être répétées, les phrases devinrent refrain, les élèves se mirent à chanter et à danser sur ce rythme. Profitant de la confusion générale, Ieng Sary s’approcha de Saloth Sâr et essaya de lui expliquer la situation.
– Vois-tu, Sihanouk est très populaire et il est plutôt du côté des Français, contre nous. Mais comment être contre son souverain ? Naïvement, tu nous as apporté la solution ! On n’est pas contre, bien au contraire, on le remercie d’être, lui aussi, un démocrate. Il n’est pas assez bête pour nous démentir officiellement et montrer ainsi à quel point il rejette son peuple.
Sâr songea à l’homme qu’il avait croisé chez l’ancien monarque, qui l’avait salué avec beaucoup de politesse tandis que les autres membres mâles de la Famille royale, les Monipong, les Monireth répondaient à ses sampeahs par un vague geste de la main comme s’il n’était que de la poussière dont ils débarrassaient leurs manches. Comment une telle personne pouvait-elle faire du mal au peuple ? Mais Ieng Sary ne le laissa pas se perdre dans ses souvenirs.
– Tu es très sympa. Soyons amis. Tu vas être un bon militant. Comment t’appelles-tu ?
Malheureusement, la scolarité quelque peu chaotique de Saloth Sâr devait les séparer, car à la fin de l’année, il dut quitter le lycée pour entrer à l’école technique de Russey Keo, dans la banlieue nord de Phnom Penh. De longs baraquements partagés en cellules consacrées à des ateliers ou à des chambrées et écrasés par le soleil, une cour sans mur. Les élèves s’agglutinaient sous l’ombre de quelques arbustes qui avaient du mal à pousser dans la poussière et la lumière étouffante. L’année d’avant, il avait pour amis des personnalités riches de futurs, il y avait bien sûr Ieng Sary, mais aussi Lon Non, le jeune frère de Lon Nol, ministre de l’Intérieur, et Khieu Samphân, une sorte de bouddha, imperturbable et souriant, et tant d’autres militants. Il se rendait bien compte qu’il n’était pas à leur niveau, ni intellectuellement, ni dans ses engagements, mais on l’aimait bien, il était le cancre de la bande, le boute-en-train. Désormais, il n’avait plus de contact avec eux.
Le parti démocrate remporta les élections de 1947 et même progressa en voix et en sièges, mais de tout cela, Sâr n’en avait cure. Là où il était, dans les ateliers, nul ne s’intéressait à la politique. On parlait bouffe, beuverie, castagnes et jolies filles.