Cependant, sa désignation arrangeait tout le monde, car on le savait facilement manipulable. Hou Yuon, qui était le secrétaire de cellule, chargea Saloth Sâr de préparer des questions théoriques et idéologiques complexes. Celui-ci était aux anges. On lui faisait confiance, on l’aidait discrètement, en lui montrant toute la sympathie possible. Il aurait tué pour être à la hauteur de ce que l’on attendait de lui. Il se mit à lire et à étudier, il ne comprenait pas tout, mais cela ne faisait rien, il comptait sur la quantité pour y pallier, un article, un bouquin pouvant en éclaircir d’autres. Aux ouvrages imposés par le Cercle, Marx, Lénine, Staline, Mao ou… Maurice Thorez[14], il ajouta les écrits d’Engels, Fourrier, Saint-Simon, il dévora Marxisme et Question nationale, Histoire du parti communiste de l’URSS, le Manifeste du parti communiste, le Précis d’Histoire de la Révolution française d’Albert Soboul, et s’initia à la poésie, celle, bien sûr d’Aragon, d’Eluard, de Maïakovsky. Comme la porte était désormais ouverte aux quatre vents, il profitait des loisirs qu’il s’octroyait pour découvrir Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, etc. Le quart des efforts qu’il déploya pour acquérir ces connaissances lui aurait permis de réussir haut la main ses études, mais il ne mettait plus les pieds à l’École d’application. Son plus grand plaisir était une promenade le long de la Seine, sur l’île Saint-Louis en passant par Notre-Dame. Il ne détestait plus la fine pluie qui tombait souvent sur la ville, mais Paris n’était réellement Paris que sous le soleil. Sa balade se terminait systématiquement chez les bouquinistes. On le connaissait bien, on l’aimait bien. Il faisait des blagues, riait, n’hésitait pas à jouer sur ce sentiment de fraternité internationale qu’ont beaucoup de Parisiens pour obtenir un rabais, emprunter un livre.
Le regard de ses compatriotes, du moins des communistes, avait changé. Comment ne pas se souvenir de ce premier débat, de ces premiers échanges ? Ils étaient une quinzaine pour une séance de travail et d’étude et il avait fait part de ses réflexions, leur parlant doctement, sur des écrits de Mao. Il concluait, faisant le lien avec la situation du Cambodge :
– Dans les colonies ou les pays féodaux comme le nôtre, la révolution se ferait en deux temps : une révolte démocratique avec une alliance des classes, la paysannerie, les ouvriers, les bourgeois puis une insurrection socialiste qui éliminerait les distinctions entre groupes sociaux et soumettrait enfin la nation à la dictature du prolétariat.
– Sâr, toutes les sociétés communistes ont connu une longue phase de capitalisme. La nôtre de type « coloniale et féodal », entre moyen âge et pillage par les Français, ne possède que deux classes, les paysans d’une part, les colons et les riches, proches du palais d’autre part. La moyenne bourgeoisie est inexistante et formée surtout de fonctionnaires, quant aux ouvriers, nous n’avons quasiment aucune industrie dans le pays, objectait Hou Yuon. D’après Marx, la bourgeoisie capitaliste doit d’abord se développer pour créer les conditions de concentration des forces populaires permettant la prise de conscience du prolétaire.
– Oui, mais la situation n’est pas la même. Le socialisme n’est plus une utopie, il est en pratique dans de nombreuses régions et Mao considère que la phase du capitalisme bourgeois n’est plus nécessaire, car la conscience de classe peut s’obtenir par l’étude des modèles. Regarde-nous !
Hou Yuon hochait la tête, pensif, et pour Saloth Sâr, il n’y avait pas de plus grande récompense.