En France, la contestation, qui avait pris de l’ampleur après Cao Bang et l’entrée du parti communiste français (PCF) dans le camp des opposants en janvier 1950, n’avait pas faibli malgré les premières victoires du Corps expéditionnaire. Elle fournissait au PCF un formidable moyen de séduction sur la jeunesse et les intellectuels. Dans les universités, on souriait au courageux peuple qui se battait contre le pachyderme militaro-colonialiste[13]. Les Cambodgiens profitaient de tout cet élan de sympathie. Comme Sartre assimilait le bombardement de Haiphong à un acte de la barbarie nazie, ils apprécièrent le philosophe et quand celui-ci affirma que « le révolutionnaire qui vit à notre époque… doit associer indissolublement la cause de l’URSS et celle du prolétariat », ils devinrent, pour la plupart, marxistes et prosoviétiques.
Sartre était le chantre de l’existentialisme, Paris en était la vitrine. Ils finirent par s’éprendre de cette ville. Cela se produisait par une chaude journée de printemps, en voyant les filles dans la rue en robe légère, simples, souriantes, naturelles, ou bien en s’arrêtant devant une minuscule échoppe aux épices ou aux livres improbables. Que ce soit une statue au milieu d’une placette, un petit jardin débordant de rires d’enfants entouré d’immeubles imposants, un marché éphémère entre de vieux platanes sur un trottoir, des pêcheurs sur l’île Saint-Louis, un café bondé avec en toile de fond le Panthéon, Notre-Dame, l’Opéra… ou encore ce couple d’amoureux à la Doisneau, s’enlaçant, un baiser furtif sur les lèvres, quelque chose dans la cité-lumière captait votre regard et se gravait dans votre cœur. Tragédie, comédie, la représentation dépendait des acteurs et du voyeur, car la ville était une scène de théâtre où l’on venait exhiber ses désirs, ses sentiments. Les Parisiens, sartriens dans l’âme, semblaient seuls comptables de ce qu’ils étaient. Mais pour les étudiants khmers, c’était bien plus que cela : pour la première fois, ils existaient. Chez eux, les Français et le pouvoir royal les regardaient à peine ; ici, on leur parlait, on les écoutait, on les plaignait, on les aidait, on les sollicitait. Saloth Sâr, l’ancien cancre du lycée Sisowath, le bon élève de celui du fer, avec son empathie et ses blagues, Hou Yuon, le surdoué en économie, avec son sourire, son assurance, Ieng Sary avec son autorité naturelle et sa loquacité, même Chau Seng, le Camus cambodgien, l’intellectuel sorti de la campagne, effacé, mais aux traits si fins, faisaient des ravages parmi les militantes communistes. Ils parvenaient également à séduire celles qui n’étaient pas engagées, encore moins marxistes, mais étaient simplement parisiennes, c’est-à-dire ouvertes au monde, vivantes.
Il y avait un prix à payer pour cela et nombreux furent les étudiants revenant chez eux, avec des idées de gauche, ayant trouvé chaussures françaises à leurs pieds, nombreux aussi ceux qui partirent au moins une fois durant leur formation faire un séjour dans un pays de l’Est. Saloth Sâr, Hou Yuon et d’autres se retrouvèrent, aux grandes vacances en Yougoslavie, à Zagreb dans des chantiers de Jeunesse socialiste, à construire des infrastructures routières. On travaillait un peu, on flirtait pas mal et on parlait beaucoup avec les autochtones qui, ici, n’étaient pas les Cambodgiens. On apprenait la solidarité, on voyait un peuple se battre pour édifier une nation hors des standards capitalistes ou soviétiques. Le maréchal Tito jouissait d’un immense prestige, car la Yougoslavie était l’un des rares pays de l’Est à s’être libérée par lui-même lors de la Seconde Guerre mondiale.