Pour la vingtaine de futurs étudiants parisiens, le voyage vers la France était toute une aventure. En bus, ils rejoignirent Saïgon, où ils furent logés au lycée Chasseloup dans l’internat même où Sihanouk avait séjourné. Deux cent cinquante kilomètres sur des routes cahoteuses pour découvrir une cité élégante et propre, bien plus grande que Phnom Penh, bien plus moderne aussi. Comme ils attendirent une semaine leur visa pour la France, ils parcoururent l’agglomération en tous sens. Le vote de l’Assemblée, qui actait le renoncement du Cambodge à tout droit sur la Cochinchine, était trop récent pour qu’ils se rendent dans Prey Nokor (le nom cambodgien de Saïgon quand ce n’était qu’un petit port de pêche perdu dans les marécages) sans chercher des traces de la présence des Khmers dans les rues de la ville.
Enfin, un matin ils traînèrent leurs bagages vers la jetée pour embarquer sur un vieux paquebot, le Jamaïque, qui revenait d’Hanoï où il avait laissé des troupes venues renforcer celles qui se battaient déjà contre le Viêt Minh.
On a oublié ce que voyager veut dire. Aujourd’hui, on le fait pour le plaisir et on prend le temps d’observer, de visiter, ou pour affaire et l’on va le plus vite possible d’un point à un autre en s’occupant au mieux grâce à des livres, ordinateurs, cinéma. Nos Cambodgiens, eux, se déplaçaient par nécessité et ne pouvaient le faire plus rapidement, plus confortablement. Ils voyageaient sur un vieux bâtiment, en quatrième classe, dans d’étroites banquettes superposées, en fond de cale. Pour ne pas avoir le mal de mer, il fallait rester sur le pont autant que l’on pouvait pour y respirer l’air marin. Le trajet durait trois semaines et il n’y avait rien à faire que contempler l’océan et discuter entre eux. Ils n’osèrent pas descendre à Singapore, n’hésitèrent pas à le faire à Colombo – sinon ils seraient devenus fous – et à Djibouti, l’escale se transforma en une recherche d’épices, la nourriture du bateau étant insipide. Ils n’avaient d’ailleurs que deux sujets de conversation : les plats que faisaient leurs mères et Paris. Après avoir découvert Saïgon, ils étaient terrifiés en pensant à la capitale de la France et, pour eux, du monde. Puis, petit à petit, ils apprirent à cesser de vouloir courir, à se contenter du vent chaud sur le pont, d’une heure passée au soleil, à s’intéresser aux échanges les plus banaux, à regarder la mer éternelle et sans cesse changeante, à apprécier cette immobilité, cette trêve dans la fureur de vivre, cette parenthèse, ce temps hors du temps que l’on appelait voyager.
Ils débarquèrent le 1er octobre 1949 à Marseille et la nuit même, prirent le train pour Paris. C’était un samedi, il pleuvait. Une eau sinistre, sale et froide, malsaine. Il ne devait pas faire plus de quinze degrés bien moins que les températures pourtant glaciales qui régnaient au Bokor, températures qui d’ailleurs étaient de l’ordre de la légende pour la plupart d’entre eux, et ils se demandèrent s’ils allaient survivre dans cette contrée polaire. Une brave âme les amena sur un marché de fripes où ils marchandèrent leur premier pull-over, leur premier imperméable chaud. Puis ils se réunirent dans un foyer d’étudiants. Une dernière fois ensemble, autour de tasses de thé. Ils avaient une énorme boule au fond de la gorge : chacun allait, désormais, devoir chercher un domicile, qui au pavillon de l’Indochine dans la Cité universitaire, au sud de la capitale, qui dans de petits logements insalubres dans le Quartier latin, qui chez des connaissances. Paris était un cauchemar, mais, se voyant de temps en temps, l’entraide dans les premiers mois était totale. Il suffisait de frapper à la porte de l’un d’entre eux et l’on pouvait sans problème squatter une chambre, dormir à même le sol ou à deux, tête-bêche tant les lits étaient étroits et les cœurs vastes. Les bourses étaient rachitiques et nombre d’entre eux prirent de petits boulots, ce qui ne simplifiait évidemment pas leur travail universitaire.
Rien n’est plus terrible que l’automne à Paris, le ciel, les murs, les rues, les gens sont gris. Malgré les pelures qu’ils avaient sur le dos, il faisait toujours froid. Pour éviter la dépression, ils se lancèrent dans leurs formations avec rage et les dernières phrases du roi leur promettant de devenir, à leur retour, les futurs cadres de l’État leur furent d’un plus grand soutien que toute nouvelle venant des familles ou des amours laissées là-bas. D’ailleurs, ils en avaient très peu. Pas de téléphone, pas de radio et si peu de monde qui savait écrire parmi ceux qui étaient restés au pays. Heureusement, c’était de jeunes hommes, pleins d’énergie. Petit à petit, à force de persévérance, ils se découvrirent des qualités d’endurance, d’adaptation, ils oublièrent la fraîcheur des matins pour se concentrer sur leur travail, ils participaient toujours plus activement en classe ou en TD, prenaient de plus en plus souvent la parole au milieu des étudiants français. Ils sentaient qu’ils pouvaient vaincre le froid, la pluie, le manque de lumière et progresser dans leurs apprentissages, que l’avenir, enfin, était là.
Puis l’hiver arriva…