En septembre, Saloth Sâr quittait son collège de Kompong Cham pour intégrer le prestigieux lycée Sisowath, car il avait brillamment réussi durant l’été ses examens de fin d’année. Le petit garçon que Sihanouk avait croisé au palais en allant voir son grand-père, le roi Monivong, et qui, malgré son jeune âge, lui avait fait un si parfait sampeah, était devenu un bel homme rond, souriant et affable, très content de lui. Il pouvait l’être, l’établissement n’accueillait qu’une centaine d’élèves venant de tout le pays et sa notoriété était relevée par l’existence d’une section française, appelée ainsi non parce qu’on y enseignait en français (c’était le cas dans toutes les classes), mais parce qu’elle était essentiellement formée de Français. Certes, il avait vingt-deux ans et n’était qu’en troisième, mais au Cambodge, on avait l’habitude de jouer sur les états civils et la guerre permettait d’excuser son retard scolaire.
En cette rentrée 1947, le lycée était en pleine effervescence à cause de la mort du prince Youtévong et de la préparation des élections législatives. Une campagne très particulière : c’était la première Assemblée nationale de l’histoire du pays et la plupart des dirigeants démocrates étaient en prison. Or leur parti était la seule opposition véritable à la France et au souverain qui soutenaient, cette fois-ci, ouvertement les libéraux. De nombreux petits mouvements naissaient, tous fondés par le palais. C’étaient des coquilles vides, sans adhérent, chargées de détourner les voix anticolonialistes ou socialistes. Les candidats démocrates prenaient d’infinies précautions pour mener campagne sans désobliger le monarque ni les Français, tant ils avaient peur de rejoindre leurs collègues. Heureusement, la jeunesse était là, les élèves s’investissaient à la place de leurs aînés.
Deux ans avant, Sâr n’avait retenu du coup de force des Japonais et de la Déclaration d’indépendance que ces longues vacances de Pâques[1] qui lui avaient permis de gagner de l’argent et de pouvoir visiter les temples d’Angkor, mais on mûrit et le voilà dans cette salle trop exiguë du lycée, toujours content de lui. Il ne comprenait pas grand-chose aux discours enflammés des uns et des autres. D’ailleurs, il ne les écoutait pas vraiment, mais observait les effets que cela produisait sur les jeunes filles présentes dans la pièce. Il était surpris, amusé, peut-être un peu choqué par leur participation et surtout par la violence de leur propos. Les petites Khmères, dont certaines étaient en cours de gentilles élèves bien studieuses, prenaient part au débat et étaient prêtes à aider pour les affiches, les tracts. Quelqu’un parla du roi. Devait-on le combattre ? Devait-on le ménager ? Et de nouveau, chacun voulut s’exprimer, chacun avait sa stratégie. Sâr ne comprenait pas bien la défiance que les autres lycéens portaient à leur souverain, il trouva l’occasion adéquate pour se mettre en avant.
– Mes amis, calmez-vous ! Vous savez, j’ai rencontré le roi alors qu’il n’était qu’un jeune homme, avant même qu’il ne soit sacré. C’est un être simple et gentil, très attentionné. Durant ses vacances, il ne manquait jamais de rendre visite à son grand-père, le roi Monivong, ce qui est la preuve d’une bonne personne. Et puis ne nous a-t-il pas apporté la démocratie ? Ne sommes-nous pas des démocrates ?