C’était le prodige qu’avait fait Sihanouk en venant au monde, rapprocher son père et son grand-père Sutharot.
Celui-ci, un Norodom, bien qu’il n’ait eu aucune chance de régner (il était le vingt-deuxième fils du roi)[3], n’avait jamais accepté l’arrivée sur le trône de son oncle Sisowath. Érudit, il luttait pour redécouvrir le passé de son peuple, sa culture, sa langue, ses traditions, sa religion et celles-ci avaient été préservées en Thaïlande. Aussi, entre les deux protecteurs possibles pour le pays, il avait fait son choix et rejetait avec violence la colonisation française.
Quand son fils, Suramarit, entra au cabinet de Monivong, le futur souverain du Cambodge, l’aîné de Sisowath, il fut choqué bien sûr, mais la situation était belle et quel père ne rêverait-il pas d’un tel poste pour son enfant ? Mais pourquoi ce dernier avait-il eu besoin de s’amouracher de Kossamak, la fille de ce même Monivong ? Il rompit alors toute relation avec lui et exigea que tous les siens en fassent autant. Les choses auraient pu s’arranger, mais beaucoup de Norodom applaudirent son attitude, il devint leur porte-drapeau. Impossible de se dédire. Choqué par cette réaction, Monivong se demanda à son tour s’il avait eu raison de favoriser cette union et battit froid le couple.
C’était la version cambodgienne des amants de Vérone, Phnom Penh étant au moins aussi exotique que la cité italienne et le Mékong bien plus large que le Pô. Comme pour les Capulet et les Montaigu, il s’agissait bien de deux maisons d’égale dignité, puisqu’issues de deux frères, de deux rois. Mais dans cette variante, Roméo et Juliette avaient un enfant et la tragédie devenait romance. Les deux futurs grands-pères s’étaient rapprochés, qui de son gendre, qui de sa bru afin de pouvoir accueillir leur petit-fils et tout le monde s’était réconcilié sans qu’il n’y ait eu de sang versé.
Le jour de la naissance de Sihanouk, comme promis, Sutharot avait apporté, écrit en pâli, peint sur de la soie, le nom de l’enfant. Le roi Monivong s’y trouvait et il ne put qu’admirer la réalisation, les caractères splendides. C’étaient deux érudits, deux personnes à la recherche du passé glorieux de leur pays, et si, pour cela, Sutharot faisait de nombreux voyages vers le la Thaïlande, Monivong soutenait de toute son influence le travail de l’École française d’Extrême-Orient. Ils commentèrent à l’envie l’œuvre sur soie, étalèrent leur savoir, s’extasièrent devant celui de l’autre. Bref, deux hommes cultivés parlaient de ce qu’ils aimaient, livres, religion, traditions, et se promettaient de se revoir régulièrement. Le bébé dut protester en braillant très fort pour qu’enfin ces deux vieux messieurs s’intéressent à lui. Sutharot, en sortant de la chambre de sa belle-fille, affirma que Monivong ferait un bon roi.