À l’aéroport, une camionnette les attend, elle restera avec eux durant tout leur périple. Leur guide s’appelle Kaun. Il est tout de noir vêtu, mais c’est le premier sourire qu’Elsa rencontre.
Ils traversent la ville pour rejoindre leur hôtel et le jeune Cambodgien leur détaille leur séjour d’un français mal assuré : palais royal, musée national, école d’ingénieurs, pêcherie sur le Tonlé Sap, usine à Kompong Cham, chantier naval, fabrique de médicaments, barrage, coopératives. En quelques minutes, son discours est fini et, puisque personne ne semble vouloir l’interroger, il se tait. Tout le monde est silencieux comme Phnom Penh qui, derrière les vitres de la camionnette, défile avec ses grands édifices publics fraîchement repeints, quelques villas au jardin fleuri, des espaces verts où dominent les bougainvillées, des pelouses impeccablement tondues, des rues d’une propreté immaculée.
Ils arrivent à leur résidence et se rendent compte qu’ils seront les seuls clients. Les chambres sont confortables, climatisées. Le personnel est réduit à son minimum, un réceptionniste et deux femmes de ménage, tous habillés en coton noir. Kaun leur explique que la nourriture est préparée dans une cantine non loin de là, cela permet de rationaliser le travail et de fournir ainsi les nombreux (sic) hôtels de la ville. Il y a de l’alcool et des cigarettes locales dans les chambres. Gigi, qui en a grillé une pour les essayer, les qualifie de « révolutionnaires » au milieu d’une quinte de toux. Le groupe s’est ensuite réuni au salon pour faire le point.
– Alors ? Comment avez-vous trouvé Phnom Penh ? Rien qui ressemble à ce reportage à la télévision ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi coquet. C’est loin d’être à l’abandon !
Les autres rient fort (ils ont dû tester les alcools), ils sont tous euphoriques. Seule, Elsa qui n’a ni bu ni fumé est sceptique. Elle se tait, se sentant exclue. A-t-elle observé la même ville qu’eux ? Faut-il avoir connu Phnom Penh avant pour être frappé par l’absence de ses habitants ? Tout est soigneusement entretenu, mais ils n’ont rencontré personne : ni homme ni animal. La cité riante, grouillante, où il faisait bon vivre, est devenue un mausolée. Oui, une tombe ! Fleurie certes, mais une tombe. Elle est aussi mal à l’aise à cause de leur guide. Dans un pays où, il n’y a pas si longtemps, tout le monde parlait français, ce dernier ne sait qu’en balbutier quelques rudiments.
Jacques a pris la parole, il veut remobiliser ses troupes et d’abord convaincre Elsa dont il devine le trouble, ce qui perturbe sa propre joie d’être là où se fait l’Histoire. Ils ont une mission, ils ont un rôle à jouer dans le conflit entre Vietnamiens et Cambodgiens, pour la paix entre ces frères ennemis qu’ils ont aimés d’une même passion. Avant de partir, il a programmé une série de réunions sur toute la France pour faire connaître ce qu’ils auront vu, pour redorer l’image du Kampuchéa démocratique.
– Je suis bien conscient que tout n’est pas rose au Cambodge. Il y a eu des milliers de morts lors de l’évacuation des villes, ce qui étaie l’accusation de génocide. C’est vrai, ne le nions pas ! Mais comment aurait-on pu les éviter ? Les Khmers rouges ont récupéré un état ravagé par cinq ans de guerre. Les choix pour empêcher la famine ont-ils tous été bons ? Je n’en sais rien. Il appartient à la classe ouvrière et aux paysans pauvres de ce pays, et à eux seuls de mener une critique sévère et légitime sur ce qu’a fait son gouvernement.
Il se répète.
– Nous avons été invités pour observer et témoigner, pas pour donner du grain à moudre à nos ennemis. Il faut, comme le dit Mao Zedong « tracer une ligne de démarcation entre la révolution et la contre-révolution ». Bien des détails pourront choquer nos sensibilités occidentales, nous essaierons en soirée d’en parler ensemble.
Le débat, entre eux, commence. Elsa y participe à peine, elle s’en veut d’avoir jugé hâtivement ce pays. La ville est vide ? Et alors ? Les Khmers rouges n’ont jamais caché qu’ils avaient envoyé tous les citadins à la campagne pour éviter la famine. Elle est choquée parce qu’elle avait espéré retrouver son Phnom Penh, celui du temps de Sihanouk. Cette discussion ne l’intéresse pas, le vrai débat est en elle. Elle doit réfléchir sur ce qu’elle est prête à accepter.