Le mot « par intérim » est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
– Ils ne se cachent même plus. Dans le temps, j’aurais au moins eu le titre ronflant de chef tout court, quitte à être néanmoins sous les ordres d’Angkar. Moi l’ancien roi, trois fois chef d’État, on me nomme adjoint du chef « titulaire » de la délégation du Kampuchéa, sans doute M. Ieng Sary !
Il est prêt à décrire en long et en large l’incompétence de « son supérieur hiérarchique », mais Monique pose sa main sur les lèvres de son mari.
– Moins fort. Ils sont à côté.
Ils ont une suite au Waldorf Astoria, l’hôtel le plus prestigieux de New York, tous frais payés par la Chine. Ils sont étroitement surveillés par des communistes cambodgiens triés sur le volet qui vivent et mangent dans l’appartement et les accompagnent dans chaque déplacement. À ce contrôle, il faut ajouter celle assurée par les États-Unis.
– Je suis à New York où la Liberté tend son flambeau pour être vue du monde entier et je suis plus espionné qu’à Phnom Penh, soupire-t-il.
Il annonce sa décision à Monique.
– Tout à l’heure, dans l’ascenseur, j’ai glissé un message dans la main de notre garde américain. Il a d’abord refusé croyant que c’était un pourboire puis il a compris et il l’a accepté (il rit). Je voulais être discret. C’était raté ! Thiounn Prasith a tout vu et il était choqué. Il est venu me faire la leçon. « Samdech, nous sommes aux States, ne traitez pas les Américains comme vous traitez les cambodgiens, avec mépris, en achetant leurs courbettes avec quelques riels. Ici, on ne donne pas de pourboire à un inspecteur de police ! »
Il peut s’en amuser maintenant, mais sur le coup, il a vraiment eu peur. Cette nuit-là, à 2 heures du matin, des agents les soustraient des mains des Khmers rouges sans que ceux-ci, surpris, réagissent.
Une fois en sécurité, ils ont déposé une demande d’asile politique, mais au lieu d’une réponse, ils reçoivent la visite de Cyrus Vance, le secrétaire d’État américain. Aimable et souriant, il assure à ses hôtes la sympathie et l’estime du peuple américain. Tout sera fait pour rendre leur séjour agréable. Comme Sihanouk évoque sa grande fatigue, ses problèmes de santé, le stress, il les invite au Lennox Hill Hospital pour se refaire, tous frais payés par le gouvernement.
Au bout de quelques jours, ils décident, en cas d’échec auprès des Américains, de s’adresser aussi à la France. Celle-ci ne peut pas refuser, car Monique, née de père corse, est citoyenne française, quant à lui, il est grand-croix de la Légion d’honneur et capitaine de réserve de l’armée française. Effectivement, le pays des droits de l’homme ne refuse pas, il leur impose seulement des conditions draconiennes : s’abstenir de toute activité politique, de tout interview à la presse, à la radio et à la télévision.
Pour le Prince, la réponse est terrible. Il ne veut pas être le nouveau Bao Daï, cet empereur du Viêt Nam qui a végété le reste de sa vie écumant les casinos de la Côte d’Azur. D’ailleurs, il n’a pas d’argent et hormis sa villa de Mougins, il n’a rien. Quand on est roi du Cambodge, on est lié à son pays ! Seuls les dictateurs envisagent un avenir à l’étranger. Il songe à son oncle Monireth : le 17 avril 1975, il s’était présenté devant l’ambassade de France dans l’après-midi, arborant sa Grande Croix de la Légion d’honneur, obtenue au combat, durant la Seconde Guerre mondiale ; on ne lui avait pas ouvert la porte et il était reparti en jetant le bout de ferraille dans la rue.
S’il n’était pas aussi écœuré, Sihanouk se serait peut-être aperçu que personne n’est officiellement au courant de sa défection. Après son intervention à la tribune de l’ONU, la nouvelle de sa fuite et ses demandes d’asile auraient retourné le cours des choses. Il fallait qu’il se taise. Voilà pourquoi les Américains le logent à grands frais dans un hôpital, loin des journalistes, et pourquoi la France ne veut l’accueillir qu’incognito.